Mystique

Le Talmud ne présente pas Jésus comme un blasphémateur

Le statut de Jésus dans les textes juifs a évolué en fonction du processus de séparation entre juifs et chrétiens, qui fut très progressif.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Jésus et ses disciples sont plutôt bien vus par les juifs jusqu’au IIe ou IIIe siècle. Mais l’agressivité des chrétiens, qui accusent ces derniers d’avoir tué Jésus ainsi que le repli identitaire provoqué par la destruction du Second Temple vont séparer irrémédiablement les deux religions.

Au Xe siècle, pour les juifs, qui subissent les exactions de la première croisade, Jésus le sage séducteur n’est plus qu’un fripon maléfique…

Le Talmud parle-t-il de Jésus, et comment ?

Interview de Dan Jaffé, professeur d’histoire des religions à l’université Bar-Ilan (Israël).


« Il y a plusieurs allusions à Jésus dans le Talmud, mais le regard sur l’homme de Nazareth et sur le christianisme évolue considérablement au fil des siècles. Un texte n’est jamais figé, il est toujours le reflet de son contexte. C’est le cas du Talmud, nom générique pour toute une littérature écrite après la destruction du Second Temple, en 70 de notre ère.

Cet événement a été vécu comme un cataclysme, tout comme l’exil imposé aux juifs par les Romains après l’écrasement de la révolte de Bar Kokhba, en 135. Plus de Temple, plus de sacrifice, plus de classe sacerdotale : toute la religion changeait. Les juifs ont eu peur d’oublier la culture et les enseignements du passé. C’est alors qu’on a transcrit par écrit la tradition orale. Mais ce fut un long processus.

Le Talmud comprend ainsi une partie ancienne qui remonte aux IIe et IIIe siècles de notre ère, essentiellement la Mishna et la Tosefta.

Le Talmud de Jérusalem, ainsi nommé par référence à la ville que les Romains ont interdite aux juifs, a en fait été composé en Palestine romaine, a priori entre Tibériade et Césarée, en Galilée.


Dès le IIe siècle, on y trouve des références claires concernant un certain Jésus de Nazareth, Yeshua.

Un second Talmud, le principal, rédigé à partir des Ve et VIe siècles dans l’Empire perse sassanide, constitue le Talmud de Babylone.

Certains textes anciens témoignent d’échanges où des disciples de Jésus enseignent la Torah à des rabbis du Talmud.

Cela ne pose de problème à personne. Bien au contraire, les rabbis apprécient ces nouvelles interprétations. Les disciples de Jésus sont aussi appelés pour soigner et guérir en son nom.

Au Ier siècle, aucune différence n’est faite entre un juif et un autre juif qui croit en la messianité de Jésus.

C’est étonnant… Les juifs n’ont pas dû regarder d’un bon œil ces gens qui annonçaient l’arrivée du Messie alors que la majorité d’entre eux refusaient cette idée.

« Certaines sources juives et chrétiennes permettent de supposer que de nombreux juifs ont intégré une forme de croyance en Jésus, chose tout à fait courante durant ce Ier siècle, où les messies en tous genres sont légion.

Le processus de séparation entre les deux communautés a été très graduel.

Mais il est vrai qu’à partir de la destruction du Temple, on observe dans le monde juif la naissance d’un mouvement de repli identitaire, caractérisé par l’exclusion progressive des tendances jugées hétérodoxes ou hérétiques par rapport aux nouvelles normes religieuses et cultuelles imposées par les rabbis – qui ont pris le contrôle de la religion.

Le judaïsme passe d’un culte collectif, sacrificiel et sacerdotal, au Temple, à un culte privé : les juifs se retrouvent à la synagogue pour la prière et la lecture de la Torah. Peu à peu, on va s’écarter, jusqu’à « maudire » dans les prières ceux que l’on a appelés à l’époque moderne les « judéo-chrétiens », c’est-à-dire les juifs qui croient en Jésus.

Mais ces judéo-chrétiens se sentent-ils eux-mêmes pleinement juifs, ou déjà à part de la communauté ?

« Juifs, bien sûr. Ils sont circoncis et, jusqu’à l’Antiquité tardive, ils fréquentent la synagogue et respectent les rites alors en vigueur. Mais ils vont finir par se retrouver coincés entre deux allégeances.

Et Jésus ?

« Il est d’abord considéré comme un sage, un rabbi et un grand guérisseur, un thaumaturge. Mais c’est également un personnage négatif : on le tient pour un séducteur qui égare ses disciples et fourvoie Israël, car non seulement il utilise des procédés magiques, interdits par la Torah, mais il veut en outre changer le sens de celle-ci.

Les rabbis ne veulent plus ni miracles ni prophéties, qui mènent au messianisme, responsable selon eux de la destruction du Temple et de l’exil hors de Jérusalem. Cela étant, Jésus n’est pas présenté comme un faux messie ou un blasphémateur, contrairement à ce qu’affirment les évangiles et les premiers textes chrétiens, rédigés à partir de la fin du Ier siècle.

Après la conversion de Constantin Ier, au IVe siècle, l’Empire romain se christianise et les disciples de Jésus ont de plus en plus de pouvoir. Comment Jésus est-il alors perçu par les juifs ?

« Comme le représentant du christianisme, qui est devenu l’ennemi, même si, et c’est un fait important, on peut lire dans certains textes que les rabbis regrettent d’avoir exclu les juifs proches de Jésus. On a chassé nos frères et on n’aurait pas dû, telle est alors l’opinion de certains.

En quoi le christianisme est-il un problème ?

« D’abord parce que c’est une religion prosélyte qui convertit en masse, y compris des juifs. Ensuite, il modifie la Torah puisqu’il annule la circoncision, n’oblige pas ses adeptes à suivre les règles de la kashrout (les interdits alimentaires), ne respecte pas le shabbat, etc. Enfin, son statut est incertain, aussi bien à Rome qu’en Perse.

Pendant longtemps, les chrétiens ne bénéficient pas du statut spécial qu’ont obtenu les juifs dans ces deux empires et, étant donné les persécutions dont ils sont victimes, cela n’arrange pas les juifs d’être confondus avec eux…

Progressivement, le regard sur Jésus se durcit, d’autant que les chrétiens, de leur côté, ont élaboré la légende noire qui fait des juifs les assassins de Jésus et qu’ils les attaquent en conséquence. Jésus représentant des chrétiens est donc décrit dans le Talmud comme un bâtard aux relations équivoques.

Ce sont également les accusations des païens…

Oui, les auteurs du Talmud reprennent les accusations du païen Celse, qui, au IIe siècle, assure que Jésus est le fils d’un légionnaire romain, Panthère. On insiste donc sur sa naissance illégitime, ce qui est évidemment une négation de sa divinité. Marie, sa mère, est également présentée sous un jour peu favorable.

On peut lire dans le Talmud que Jésus est en contact avec une femme qui tresse les cheveux des dames. Celle-ci est un mélange de Marie et de la pécheresse qui, dans Luc (7, 37-38), mouille de ses larmes les pieds de Jésus le soir du Jeudi saint, et les essuie avec ses cheveux. Marie devient ainsi la « coiffeuse pour dames » et une femme adultère.

Rédigés au moment de la première croisade, marquée par des massacres de Juifs un peu partout en Europe et en Orient, les Toledot Yeshu vont s’emparer de ces informations et imaginer des biographies de Jésus où il apparaît comme un fripon et un faux messie, qui vole le nom ineffable dans le Temple pour acquérir ses pouvoirs magiques. Ces textes sont toutefois à mettre en parallèle avec, par exemple, les positions d’un Moïse Maïmonide, le plus grand philosophe juif du Moyen Âge, pour qui Jésus a le mérite immense d’avoir permis la diffusion du monothéisme chez les non-juifs et d’avoir préparé l’avènement du véritable Messie.

Et c’est grâce aux historiens juifs que l’on va peu à peu découvrir le Jésus historique…

À partir du XVIIIe siècle et du développement de la Haskala, le mouvement des Lumières juif, Jésus va en effet devenir l’objet d’études scientifiques. En 1922, Joseph Klausner publie ainsi le premier livre en hébreu sur sa vie. Les historiens juifs, dont Geza Vermes, vont faire un énorme travail pour comprendre et expliquer la judéité de Jésus, et dans quel contexte politique et religieux il a vécu.

Dan Jaffé est professeur d’histoire des religions à l’université Bar-Ilan (Israël). Il a notamment dirigé Juifs et chrétiens aux premiers siècles. Identités, dialogues et dissidences (Cerf, 2019). Il a écrit : Jésus dans le Talmud, publié sur Terre Promise.

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