Le Liban a connu entre 1914 et 1918, lors de la Première Guerre mondiale, un véritable génocide.
Il est cependant toujours enseigné dans nos écoles que la famine qui décima à l’époque la moitié du peuple libanais était due à la fâcheuse coïncidence de facteurs disparates. Il s’agit, selon l’histoire officielle, du blocus maritime des alliés, du blocus terrestre des Ottomans et de l’invasion des criquets.
Et pourtant, les Français qui contrôlaient le large ont rejeté leur responsabilité en précisant que la majorité des céréales et autres aliments provenaient habituellement du côté de la Békaa et du Hauran. Les importations du côté maritime étaient très secondaires. De plus, le blocus terrestre sur le Liban demeurait stratégiquement inexplicable et sans raison convaincante.
En 1916, malgré l’invasion des sauterelles, il restait d’importants dépôts de blé qui furent détruits et brûlés sur ordre de Jamal Pacha.
Toutes les données prouvent qu’il s’agissait d’une famine voulue et provoquée. Elle était recherchée, planifiée, organisée et exécutée avec minutie.
Tout commença avec l’abolition, en 1914, des capitulations signées entre les puissances chrétiennes et la Sublime Porte, et qui garantissaient la sécurité des chrétiens de l’empire. Puis l’autonomie du Mont-Liban fut supprimée. Dès lors, une série de mesures draconiennes allaient s’enclencher ouvrant inexorablement les portes de l’enfer.
Enver Pacha délégua alors Jamal Pacha qui eut pour tâche d’exterminer les chrétiens de l’empire.
Il porta dès lors le surnom de Jamal Pacha al-Saffah. Pour cet homme habile et machiavélique, il n’était pas question de refaire l’erreur de 1860. L’épée employée dans les régions arméniennes, syriaques ou assyro-chaldéennes ne pouvait pas être utilisée au Liban sans prendre le risque d’un nouveau débarquement français.
L’expérience était faite en 1860 dans ce Liban beaucoup trop proche de l’Europe. Les massacres d’alors aboutirent à l’intervention militaire des troupes de Napoléon III et au rétablissement de l’autonomie libanaise garantie par les cinq puissances. Il fallait désormais procéder différemment au Mont-Liban par rapport aux autres régions chrétiennes de l’empire.
Jamal Pacha commença par préparer le terrain et le cadre de sa mission. Contrairement à l’Arménie et à la Haute-Mésopotamie, le Liban était très connecté à l’Europe. Il fallait l’isoler médiatiquement et diplomatiquement avant que d’y imposer l’isolement physique, le blocus alimentaire. Pour cela, le pacha instaura immédiatement la censure générale.
Mais une fenêtre toujours ouverte sur l’Europe était un caractère propre au Liban. Elle était constituée par l’Église et surtout par les missionnaires catholiques, leurs monastères et leurs écoles. Ces biens et lieux furent tous réquisitionnés, transformés en casernes ou en dépôts militaires.
Expulsés, les missionnaires ne pouvaient plus servir de témoins et d’observateurs. Il restait donc les évêques maronites, mais aussi roums (grecs-orthodoxes) ou melkites. Les plus actifs d’entre eux furent alors exilés, certains évêques maronites furent même traduits en cours martiale et pendus.
Toutes les communications avec l’extérieur étant coupées, le génocide pouvait prendre son cours.
Jamal Pacha fit réquisitionner tout le blé, le kérosène, les bêtes de somme, la volaille et le bétail. En 1916, la soldatesque ottomane s’attaqua même aux plantations, aux vergers et aux forêts. Les collines du Liban furent entièrement mises à nu sous prétexte de ravitaillement des trains en charbon. Les vieilles photos sépia du Liban montrent encore ces régions jadis désolées, et aujourd’hui couvertes de forêts.
Le blé et autres céréales étaient également saisis sous prétexte de besoins militaires. Et pourtant, chaque fois que les Ottomans ne pouvaient pas emporter les quantités disponibles, ils y mettaient le feu. C’est ce que fit Jamal Pacha en 1916.
Les soldats allemands aussi, durant leur dernière débâcle, jetèrent le blé à la mer avant de prendre la fuite.
Peut-on encore enseigner dans les écoles libanaises que la famine était due à une invasion exceptionnelle de sauterelles ?
Jamal Pacha réquisitionna les matériaux de construction, le bois et même les forêts. Les chrétiens mourant de faim et ayant déjà vendu leurs meubles, puis leurs habits, finirent par vendre les poutres de leurs maisons. Les toitures s’effondrèrent et les familles se retrouvèrent à la rue sans rien sur le corps.
Des squelettes vivants erraient ici et là dans la boue et dans la neige.
On distinguait à peine les vivants des morts. Les charrettes déversaient dans les fosses communes une centaine de corps par jour rien que dans la ville de Beyrouth. Dans ces conditions de froid, de malnutrition, de non-nutrition et de manque absolu d’hygiène, les épidémies firent leurs ravages. Typhus, choléra, peste et autres maladies d’un autre âge vinrent s’ajouter aux malheurs des Libanais.
C’est là que le génie ottoman vint faire ses preuves. Les pharmacies furent dévalisées, les médicaments de tout genre réquisitionnés, toujours pour les besoins de la troupe. La Sublime Porte ayant besoin de médecins pour soigner ses soldats sur les fronts, on mobilisa alors les médecins de toutes les villes et de tous les villages. La cruauté de l’envahisseur n’avait plus de limite.
La corruption à l’ottomane battait son plein. Même certains chrétiens y participèrent. Le gouverneur du Liban, Ohannès Kouyoumjian, beaucoup trop honnête et intègre, fut remplacé par Ali Mounif. Ce dernier est arrivé au Liban sans le sous pour y repartir avec deux millions de francs or.
Avons-nous besoin de plus de preuves pour reconnaître que cette famine n’était pas accidentelle ?
Les courriers diplomatiques entre chancelleries occidentales en regorgent. Ce sont tantôt les jésuites qui écrivent pour dénoncer le crime qu’ils qualifient comme étant « dans le sillage du génocide arménien ».
Tantôt, c’est l’ambassadeur de France au Caire, Defrange, proche de la communauté libanaise d’Égypte, qui écrit à Brian du ministère français des Affaires étrangères. Ce dernier partage alors les renseignements et les nouvelles alarmantes avec Barrère, son ambassadeur à Rome, mais aussi avec le Saint-Siège, avec Washington (le 16 mai 1916) et avec le roi très chrétien d’Espagne.
Les atrocités sont décrites dans tous ces courriers. Tous sont arrivés à la même conclusion : une intervention militaire au Levant serait fatale pour les chrétiens du Liban. Elle pourrait pousser les Ottomans à accélérer leur besogne et, pourquoi pas, à passer à l’épée. Quant aux aides alimentaires, elles étaient systématiquement confisquées et détournées par les Ottomans.
Il fut alors convenu de faire parvenir des aides financières, notamment en pièce d’or. L’île syrienne d’Arwad était aux mains des Français, sous le commandement d’Albert Trabaud. Les aides de la diaspora libanaise étaient alors acheminées vers l’île et transportées de nuit vers les côtes libanaises. La première partie du parcours se faisait en barque, alors que la seconde s’achevait à la nage. L’or était remis aux envoyés du patriarche des maronites. Les sommes rassemblées à Bkerké servaient alors à acheter des quantités de nourriture à distribuer au peuple pour limiter autant que possible le carnage.
Sur une population libanaise de 450 000 personnes, environ 220 000 succombèrent.
Et la moitié des survivants prit les chemins de l’exil. Nous sommes les descendants du petit quart restant. Qu’avons-nous transmis aux générations suivantes de l’héroïsme de leurs ancêtres morts dans d’atroces souffrances.
Plus de 200 000 victimes inoffensives, désarmées et dont le seul crime était d’être chrétiennes.
Qu’avons-nous gardé de la mémoire d’Albert Trabaud qui contribua à la survie de nos ascendants ? Une rue à Achrafieh ? Mais pour combien de temps encore ? Qu’avons-nous fait pour nos 200 000 martyrs chrétiens ? Un musée, un monument, une place publique, une journée nationale, une mention dans les manuels d’histoire ?
Le Grand Liban leur préféra les 40 martyrs de la place des Canons qui porte désormais leur nom. En effet, leurs origines multiconfessionnelles satisfont mieux l’image recherchée pour le jeune État. Mais leur mémoire aussi noble soit-elle peut-elle occulter, voire sacrifier, celle de nos 200 000 victimes innocentes ? Quand auront-elles droit à une place publique et à une journée nationale ?
Nos aïeux avaient un tel respect pour leurs martyrs qu’ils leur dédièrent le plus haut sommet du Liban : Qornet Sodé (en syriaque : la Cornette des martyrs). Mais là aussi, transcrite en arabe qui ne connaît pas les voyelles « o » et « é », elle devint Qornet al-Sawda. C’est comme si le sort s’acharnait sur nos héros. Où sont leurs monuments ? Où sont donc les tribunaux et les demandes de dédommagements ?
Le Dr Antoine Boustany, auteur de l’Histoire de la grande famine au Mont-Liban, se demande ce qui s’est passé chez les chrétiens du Mont-Liban pour avoir adopté ce comportement bizarre. Il se demande d’où pourrait venir une telle lâcheté, car pour lui, ne pas demander des comptes constitue un crime en soi. Il cite alors le maréchal Foch lorsqu’il dit qu’un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir. Et il reprend aussitôt Elie Wiesel, rescapé d’Auschwitz, qui écrivait : « Le génocide tue deux fois, la seconde par le silence. »
Un peuple, qui se désiste de tout ce qui le constitue dans toutes ses spécificités humaines et culturelles, peut-il trouver sa place dans l’histoire ?
Qu’avons-nous choisi de faire en 1920 et surtout en 1943 ?
Pour bâtir le Grand Liban, il n’était nullement nécessaire de sacrifier le Liban historique. Celui-ci aurait dû constituer l’âme du nouvel État et non être considéré comme une entrave. Il n’était pas nécessaire d’abandonner sa langue syriaque et son identité, ni d’occulter son histoire chrétienne faite du sang de ses martyrs.
Nous ne pouvons pas nous construire et évoluer en tant que peuple, ni bâtir une nation sur le dénigrement de l’essentiel, de l’existentiel. Nous avons considéré les différences entre les habitants du Liban historique et ceux des régions périphériques comme des obstacles au vivre ensemble. Ces différences culturelles, historiques et linguistiques qui auraient pu composer notre richesse ont été sacrifiées sur l’autel de l’unité nationale.
Les constituantes de l’identité ne peuvent pas faire partie des concessions et des compromis. Il s’agit de l’essence même de ce que nous sommes. On ne bâtit pas une nation sur le mensonge, encore moins sur l’amnésie.
Rémy de Gourmont écrivait justement : « Quand un peuple n’ose plus défendre sa langue, il est mûr pour l’esclavage. »
C’est comme si nous avions tout abandonné, jusqu’à nos aspirations les plus profondes, jusqu’à notre volonté d’hommes libres. Mais l’histoire est impitoyable avec les faibles. Nous avons aujourd’hui un devoir qui est celui de la résistance culturelle, par respect pour nos ancêtres qui ont versé leur sang. Cette résistance s’élabore sur plusieurs fronts. Celui du patrimoine naturel et architectural, celui de la culture et de l’histoire, de la langue et de l’identité, de la mémoire et de la spiritualité.
Nous sommes les descendants du quart qui a survécu et qui est resté au Liban. Et de ce groupe ont aussi émigré les trois quarts. Nous ne représentons donc plus que le quart du quart. Soyons conscients et modestes face à tout ce legs dont nous avons aujourd’hui la responsabilité.
Le génocide des chrétiens d’Orient, « tseghaspanoutioun » pour les Arméniens, seyfo (l’épée) pour les chrétiens de Haute-Mésopotamie, et kafno (famine) pour les chrétiens du Liban, est un devoir de mémoire.
On ne peut assassiner un peuple deux fois ; d’abord par la mort, puis par le silence et l’oubli. C’est un devoir national à prendre en compte au niveau des institutions étatiques, religieuses et culturelles.
Dr Amine Jules ISKANDAR
Président de l’Union syriaque maronite TUR LEVNON
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