L’effondrement du régime criminel de Bachar El Assad a stupéfié le monde en décembre 2024 et déclenché une immense liesse populaire en Syrie. En France, on a rarement rappelé que ce pays fut placé sous la domination française de 1920 à 1946, du fait d’un mandat confié par la Société des Nations après la première guerre mondiale et la défaite de l’Empire Ottoman.
La France divisa alors confessionnellement la Syrie pour mieux régner, s’appuyant « sur les minorités religieuses afin de décourager tout ralliement au panarabisme nationaliste laïque.
En effet, depuis le XIXe siècle, le monde arabe est traversé par un mouvement culturel et politique appelé Al-Nahda (réveil, renaissance en arabe), qui prône un renouveau de la pensée et des sociétés arabes. Certains réformateurs proposent de fonder des États arabes laïques modernes, dans lesquels politique et religion seraient séparés.
À contre-courant de ce mouvement émancipateur, la France divise la Syrie en quatre États sur des bases confessionnelles : État alaouite, État druze, États sunnites d’Alep et de Damas.
Le Mandat français sur la Syrie : une domination coloniale sans cesse contestée
Au terme de la Première guerre mondiale, la toute jeune Société des Nations (SDN) donna mandat au Royaume-Uni (en Irak et Palestine) et à la France (en Syrie et au Liban) d’administrer cette région, relevant auparavant de l’autorité de l’Empire Ottoman vaincu, à condition de rendre compte régulièrement de leur politique et de leurs actions, jusqu’au terme de la mission, l’indépendance.
Mais les deux puissances gérèrent de façons radicalement différentes ces mandats.
La brutalité – la France bombarda Damas en 1925 et en 1945 – et le refus obstiné d’envisager l’indépendance exigée par les nationalistes marquèrent la politique française, contribuant à une dégradation de l’image internationale du pays.
« Cette terre qu’on a pu appeler la France du Levant… »
La France avait de longue date noué des contacts avec les habitants de la région. D’une formule, le général Édouard Brémond, qui connaissait bien la région, résuma cette ancienneté :
« La Syrie, ce pays qui tient aux fibres de la France depuis Pépin le Bref, d’une manière si continue et si constante » (L’histoire secrète du traité franco-syrien, 1938).
Sous le Second Empire, son intervention ferme au Liban en faveur des chrétiens maronites, victimes de massacres, en 1860, lui avait valu reconnaissance et rayonnement, en tout cas pour une partie de la population, dans cette région. Nul doute que cette politique, à caractère humanitaire, avait également comme fonction d’affirmer les droits de la France face à l’éternel rival britannique.
Cette histoire multiséculaire transpire dans l’ouvrage de Barrès, Une enquête aux pays du Levant, mi-journal de voyage, mi-réflexion sur la place, naturelle et prépondérante, de la France dans la région, écrit en 1914.
Le tout sur un fond général d’esprit de croisade :
« Sur cette terre d’Orient, une lutte qui dure depuis le Moyen-Âge est engagée entre la civilisation méditerranéenne, à base de christianisme, et l’Islam asiatique » (Robert de Beauplan, L’Illustration, 16 mars 1929).
Tout au long de la période des mandats, les Français présenteront leur politique comme correspondant à une mission très anciennement ancrée dans le temps, justifiée par des relations culturelles étroites et une présence (réelle) de la langue française dans la région :
« Les traditions françaises sont très vieilles au Liban et en Syrie. Sans remonter jusqu’aux croisades (…), nos missionnaires, nos marins, nos ingénieurs ont, depuis longtemps, apporté leur dévouement et leur intelligence sur ces côtes. Nos missionnaires ont appris notre langue à la jeunesse depuis des générations, et il n’est pas de pays étranger au monde (…) où le français soit parlé aussi couramment qu’au Liban » (Général Gouraud, La France en Syrie, 1922).
Il est évidemment une autre raison à l’intérêt de la France pour la région : de solides intérêts économiques, installés bien avant 1914 dans cette partie de l’ex-Empire ottoman.
Après la guerre, cependant, c’est plus en termes de potentiel que de profits immédiats que certains raisonnent. Le Haut commissaire lui-même, le général Gouraud, justifia ainsi la politique française dans la région :
« Il faut qu’on le sache en France : la Syrie est un pays très riche (…).
Pour résumer d’un mot : “L’affaire payera“. Voilà pourquoi nous devons rester en Syrie et pourquoi nous y resterons » (Déclaration, Marseille, 9 novembre 1920).
Un député de droite, Edouard Soulier, de retour de Syrie, expliqua à ses collègues :
« La France récoltera. Si vous me permettez une comparaison familière, je dirai que, sous nos dépenses pour la Syrie, nous sommes comme le particulier qui fait figurer sur son livre de dépense : “Achat de titres de rentes : tant“. La dépense est peut-être forte, l’intérêt viendra. La dépense aujourd’hui est forte pour la Syrie, l’intérêt viendra, il viendra de toute façon. C’est un pays merveilleusement intéressant, nous devons le dire, le proclamer pour qu’on y aille (…). Surtout – et c’est ici que je suis sur le terrain le plus solide, celui que vous estimez le plus au point de vue économique – la Syrie, sous notre direction, et tant que nous serons là, parce que les Syriens eux-mêmes ne sont pas complètement des gens d’initiative et de persévérance, la Syrie pourra être pour la culture un pays plus merveilleux encore qu’il ne l’est ; il y a à entretenir ou à refaire les ports, il y a à multiplier les chemins de fer, à les envoyer comme de grandes mains tendues vers le centre de l’Asie. Au point de vue minier, les prospections n’ont, jusqu’ici, pas donné grand’ chose, mais comme l’antiquité y avait trouvé des richesses, on en retrouvera peut-être. Nous reboiserons, nous irriguerons, nous labourerons… » (Chambre des députés, 11 juillet 1921).
Cette mise en valeur, dans l’esprit de l’orateur, devait être évidemment faite d’abord par des entreprises françaises.
Le partage franco-britannique
L’entrée de l’Empire ottoman dans la guerre, dès octobre 1914, aux côtés de l’Allemagne, va ouvrir l’ère des tempêtes pour cette région. Dès ce moment, Britanniques et Français réfléchissent à la politique à suivre, après la victoire espérée face à cette coalition.
En mai 1916, un mémorandum secret entre Sir Mark Sykes et François Georges-Picot envisage le partage futur en zones d’influence. Le Levant est considéré comme une aire d’influence de la France, l’Irak et la Palestine revenant au Royaume-Uni.
Mais le nationalisme arabe, entré en effervescence, ne veut pas qu’à l’emprise turque succède une domination occidentale.
Sur te terrain, les Britanniques mènent un double jeu subtil, encourageant le nationalisme arabe, tout en multipliant les déclarations d’amitié à l’égard de la France. Le Shérif Hussein, autoproclamé Roi des Arabes, et son fils Fayçal mènent la lutte contre les Ottomans, avec le soutien des services britanniques (rôle du colonel Lawrence). C’est de concert que les troupes anglaises et celles de Fayçal entrent dans Damas (1er octobre 1918). Les Français, à la présence militaire insignifiante dans la région, ont été systématiquement écartés de ces événements.
Fin octobre 1918, la guerre se termine de la même façon que sur le front ouest : l’allié de l’Allemagne, l’Empire Ottoman, est défait et son démembrement peut commencer.
Londres est alors devant un choix : respecter l’accord Sykes-Picot ou continuer le soutien à Hussein-Fayçal. Le gouvernement britannique, lui-même en butte à des difficultés, privilégie la solidarité inter-impérialiste. Le président du Conseil français Clemenceau et le Premier ministre britannique Lloyd George entament des négociations, afin de confirmer le partage du Moyen-Orient en zones d’influence.
Lors de conférence de la paix, qui s’ouvre à Paris le 12 janvier 1919, la question est réétudiée et entérinée. Ni les représentants des populations concernées, ni les autres délégations (États-Unis en particulier) ne sont associés à ces décisions.
Le traité, finalement signé à Versailles le 28 juin 1919, n’évoque pas la question, malgré les protestations arabes. Il en est pourtant question dans les statuts de la SDN, fondée par ce même traité. Mais le moins que l’on puisse dire est que ces statuts étaient viciés dès l’origine par des formules ambigües :
« Certaines communautés qui appartenaient autrefois à l’Empire ottoman ont atteint un degré de développement tel que leur existence comme nations indépendantes peut être reconnue provisoirement, à la condition que les conseils et l’aide d’un mandataire guident leur administration jusqu’au moment où elles seront capables de se conduire seules » (Pacte de la SDN, article 22).
Les Français liront surtout le mot Mandataires et le verbe Guider, les nationalistes arabes l’expression Nations indépendantes et l’adverbe Provisoirement.
En fait, le drame de la notion de Mandat était son statut incertain « lacune considérable qui contient en germes tous les litiges ».
Qui, réellement, en France, a fait la différence entre Mandat et Protectorat voire, pour certains, entre Mandat et Colonie ?
À lire la majorité des discours politiques et des reportages de presse ou à observer les cartes de l’époque (les taches roses de l’Empire), on a l’impression que beaucoup ont considéré que notre domaine s’était enrichi et que, comme l’Algérie, comme l’Indochine, le Levant nous appartenait. Nul ne proteste, et bien peu s’interrogent, par exemple, lorsque les organisateurs de l’Exposition coloniale de Marseille, dès 1922, font construire un Pavillon des intérêts français dans le Levant. A fortiori, en 1931, à Vincennes, on n’a même plus cette hypocrisie : le Pavillon des États du Levant met donc les Mandats sur le même plan que les colonies.
Un acteur important des événements écrira plus tard :
« Pour la masse de l’opinion française, la France “possède“ la Syrie. Son devoir est de l’administrer, d’y sauvegarder les intérêts français. Mais on ne “traite“ pas avec les colonies. On les garde. On les défend contre les périls extérieurs. On les administre. Et c’est tout… Pour la plupart des Français, en effet, “notre mandat“ en Syrie n’est guère qu’une fiction. Notre devoir est de tenir ce que nous possédons, et un règlement du genre de celui que nous avons été amenés à envisager[12] apparaît – le mot a été prononcé – comme une trahison » (Pierre Viénot, Le Mandat français sur le Levant, 1939).
L’auteur employa ce jour-là des formules (« pour la masse de l’opinion française (…) pour la plupart des Français »), mais, par expérience, il savait bien que beaucoup de décideurs avaient le même état d’esprit.
Ce n’est qu’a posteriori que la conférence de San Remo confirme l’attribution des mandats (26 avril 1920), charge à Londres et à Paris d’en préciser la répartition et le contenu exact, ce qu’ils feront lors de la conférence franco-britannique de Londres (24 juin 1922).
En fait, dès leur prise de mandat, les Français façonnent la région, selon le vieux principe diviser pour régner : ils constituent la nouvelle Syrie autour des États d’Alep et de Damas et du sandjak d’Alexandrette (capitale Damas), l’État des Alaouites avec les sandjaks de Lattaquié et de Tartous (capitale Lattaquié), l’État du Djebel druze (capitale Soueida) et l’État du Grand Liban (capitale Beyrouth), lui-même cependant en quatre sandjaks, Liban-Nord, Mont-Liban, Liban-Sud et Bekaa et en deux municipalités autonomes, Beyrouth et Tripoli.
« Il n’y a pas d’unité nationale syrienne »
Il y eut une permanence du regard français sur la Syrie, durant toute la période : ce pays n’avait pas d’unité ethnique, religieuse et, partant, nationale.
Il y avait cependant une donnée gênante – mais incontournable : on n’avait guère demandé l’avis des plus concernés, les peuples de la région.
Or, si le Liban fut, peu ou prou l’enfant sage des États de la région à l’ère des mandats (l’influence française y était ancienne, la francophonie solidement implantée la communauté chrétienne plutôt accueillante), avec la Syrie, il en alla tout autrement.
Tout à fait au début de la gestion mandataire, le député communiste Marcel Cachin interpelle le gouvernement et exige l’indépendance de la Syrie. Réponse du président du Conseil :
« Il faut ne pas connaître l’histoire de la Syrie pour parler ainsi. Il n’y a pas là-bas un peuple ayant des traditions, des vues, des buts communs. Il y a des peuples qui peuvent vivre dans la liberté, par le moyen d’un système fédéral, mais qui, entre eux, ont besoin d’un lien et ont besoin de faire un effort administratif commun. En constituant pour eux ce lien, la France leur rend le plus grand service qu’ils puissent désirer » (Aristide Briand, Chambre des députés, 12 décembre 1921).
Le grand reporter Albert Londres, qui enquête alors sur place, pense la même chose :
« Y a-t-il une Syrie, des Syriens ? Au point de vue ethnique, on trouve un mélange de Libanais, d’Arabes, de Druses et de Turcs ; au point de vue confessionnel, quelque vingt-neuf religions ou sectes (…). Qu’est la Syrie ? Ce n’est pas un pays de nationalités mais de religions. En Syrie, il n’y a pas de Syriens (…). En tout vingt-neuf religions. Et le pays ne compte que deux millions huit cent mille habitants. Comment s’entendront-ils au paradis ? Pas de lien patriotique et, pour lien social, la communauté religieuse » (Le Petit Parisien, 16 décembre 1925].
Même au lendemain de la crise finale du printemps 1945, au cours de laquelle les Français furent payés pour savoir que le nationalisme syrien existait, le chef du GPRF persistait dans les mêmes schémas :
« Il est très difficile de réaliser une entité géographique et politique qui s’appelle la Syrie. La Syrie est un ensemble de régions très distinctes les unes des autres, peuplées de populations extrêmement différentes et pratiquant des religions diverses ; d’où la difficulté particulière de conduire la Syrie jusqu’à devenir un État fonctionnant et se développant normalement » (Charles de Gaulle, Conférence de presse, 2 juin 1945).
Un conflit d’ampleur
Si l’expression guerre de Syrie n’est pas passée dans le vocabulaire historique, c’est pourtant bien un conflit d’ampleur qui eut lieu durant les premières années de l’implantation du mandat.
Le 8 octobre 1919, le général Gouraud est nommé Haut commissaire de France, signe évident du caractère prioritairement militaire de cette présence (Gouraud était l’ancien commandant en chef du Corps expéditionnaire aux Dardanelles).
Dès ce moment, des troupes françaises commencent à relever les Britanniques. Malgré des entretiens informels et inaboutis entre Clemenceau et Fayçal, l’armée française rencontre sur le terrain une hostilité systématique. Sur la route de Damas, elle est accrochée à Maysalûn, le 24 juillet 1920, par un contingent militaire syrien sous les ordres du ministre de la Guerre de Fayçal, Youssef bey Azmi. Si cette bataille ne dure qu’une journée, elle est d’une extrême violence. De l’aveu même de Gouraud, elle est comparable à certains épisodes de la Première Guerre mondiale :
« Les chars d’assaut et l’aviation ont combattu à coups de bombes et de mitrailleuses comme dans les combats de la Grande Guerre et ont pris une très grande part dans le succès » (Télégramme au Quai d’Orsay, 24 juillet 1920).
Gouraud estime les pertes françaises à 150 hommes. On peut imaginer ce que furent celles des Syriens.
Le lendemain, l’armée française entre dans Damas. La presse française quasi unanime se félicite de cette leçon administrée à des Syriens présentés comme bellicistes :
« Nous sommes entrés à Damas. Attaquées par les Chérifiens, nos troupes battent l’adversaire » (L’Intransigeant, 26 juillet 1920)…
« Les événements démontrent non seulement la force de la France, mais aussi sa bonne foi » (Le Temps, 26 juillet 1920).
Mais la portée militaire de l’événement est niée :
« C’est une mesure de police qui ne doit revêtir aucun caractère d’hostilité contre la population arabe » (Le Matin, 26 juillet 1920).
Le Gaulois se permet cette précision : notre tâche sera « relativement aisée » si nous maintenons notre confiance à Gouraud.
Erreur, lui répond le billettiste de l’alors socialiste Humanité, appelé plus tard à une certaine carrière politique :
« Bien que, d’après la dépêche officielle, la résistance paraisse brisée, ce n’est qu’un commencement » (Léon Blum, L’Humanité, 26 juillet 1920).
Un quart de siècle durant cette résistance donnera raison à Blum.
La politique française apparaît alors d’une totale limpidité : il s’agit de contrecarrer l’influence arabo-musulmane (Syrie) par une politique d’avantages à la communauté chrétienne (Liban). Pour ce faire, la diplomatie française commence par réduire le territoire syrien, tel que l’avait imaginé Fayçal, en mettant en place une entité dite Grand Liban (1er septembre 1920) qui, outre le mont Liban, intègre la vallée de la Bekaa et le littoral. Afin que nul ne se trompe sur l’indépendance de ce nouvel État, son étendard est symboliquement « aux couleurs françaises avec un cèdre sur la partie blanche du pavillon ».
Que faire de ce qu’il reste de la Grande Syrie ? La diviser encore.
La politique française est résumée par le conseiller civil de Gouraud, Robert de Caix :
« Nous sommes à même de modeler la Syrie au mieux de nos intérêts et des siens. Les uns et les autres, comme aussi la réalité de son état politique, recommandent non une monarchie militaire, nationaliste, xénophobe, théocratique même dans une certaine mesure, mais une série d’autonomies à forme républicaine et constituant une fédération dont le lien serait l’organe représentant la France » (Robert de Caix, Note, 17 juillet 1920).
Toute la politique française vis-à-vis de la Syrie jusqu’en 1945 est dans ce texte : « modeler la Syrie au mieux de nos intérêts » (évidemment cités en premier, l’expression « et des siens » apparaissant comme une simple formule polie) ; le refus d’une « monarchie militaire, nationaliste, xénophobe, théocratique » (le pouvoir fayçalien, mais à la vérité tout pouvoir central syrien) ; enfin, la mise en place d’une « fédération dont le lien serait l’organe représentant la France ».
Selon cette logique, Gouraud découpe littéralement le pays : État d’Alep, État de Damas, territoire autonome alaouite, enfin État du Djebel druze. Bien au delà des rangs des nationalistes, les Syriens sont exaspérés. Le Mandat, qui avait déjà été difficilement accepté, est devenu en moins d’une année le synonyme de la perte de toute identité.
Une paix jamais vraiment assurée
Malgré les déclarations apaisantes – plus à vrai dire à l’intention de la SDN que de l’opinion – des gouvernements, les troupes françaises furent l’objet d’un perpétuel harcèlement de la résistance syrienne.
On le vit bien lors de la grande révolte druze, étendue à Damas (1925-1926), qui ne put être matée par les troupes du général Sarrail, haut commissaire, et du général Gamelin, commandant en chef, qu’au prix de bombardements intensifs sur Damas (19 au 21 octobre 1925), faisant des milliers de morts. Le Temps, pourtant partisan de l’intervention, se fait l’écho de la presse anglaise – mieux informée sur place que la française :
« Les pertes de la population indigène à Damas sont évaluées à 1.200 personnes, mais on croit que ce chiffre pourrait être plus élevé (…). La partie de la ville qui est maintenant inhabitable, abritait – dit-on – 120.000 personnes ».
D’autres bombardements, cette fois aériens, auront lieu en mai 1926. Nul besoin, dès lors, de propagande nationaliste pour que naisse et explose un sentiment anti-français. Quant à l’image internationale de la France, elle fut évidemment et fortement entachée, y compris chez ses alliés. Le même article du Temps précisait que Washington s’apprêtait à demander des réparations à Paris s’il s’avérait que des intérêts américains avaient été atteints.
Il fallut attendre 1928 pour qu’un nouveau Haut commissaire, le cinquième en sept années, Henri Ponsot, lève l’état de siège. Si cette décision prouvait le rétablissement de l’ordre colonial, elle ne préfigurait cependant en rien une solution politique.
Une tentative échoue, toujours en 1928. Ponsot provoque des élections plus ou moins contrôlées – et surtout excluant le territoire alaouite et le Djebel druze – mais, devant le succès nationaliste, dissout l’Assemblée et promulgue unilatéralement une Constitution.
Cruauté des parallèles : c’est exactement à ce moment que les Britanniques passent à la phase active du processus qui mènera à l’indépendance de l’Irak. Un traité est signé le 30 juin 1930, débouchant sur une admission à la SDN le 30 mai 1932, l’Irak devenant le premier État arabe à connaître cette consécration internationale. On imagine que cette évolution fut suivie avec passion par les Libanais et les Syriens.
Les hommes politiques les plus lucides, en France, se rendent à l’évidence : contrairement aux affirmations du début du mandat, le sentiment national, dans la région, est une force ; le Corps expéditionnaire ne contrôlera jamais réellement le pays, et les rares Syriens qui acceptent de collaborer avec la puissance mandataire sont isolés.
Comme pour inaugurer l’année 1936 qui verra des transformations en France, Damas se soulève de nouveau en janvier de cette année, à l’occasion des cérémonies du 40 è jour après lé décès d’Ibrahim Hananou, fondateur du Bloc national. De nouveaux affrontements font plusieurs dizaines de morts. La loi martiale est rétablie. L’histoire se répète : va-t-on vers une nouvelle bataille de Damas, comparable à celle, tragique, d’octobre 1925 ?
Le Haut commissaire alors en place, le comte Damien de Martel, penche pour le langage habituel dans ces cas-là, la répression. Mais, en haut fonctionnaire discipliné, il interroge le Quai d’Orsay : doit-il rétablir l’ordre à tout prix ou entrer en négociations avec les nationalistes ?
Promesses et revirements
Fort heureusement, le ministre des Affaires étrangères Pierre-Étienne Flandin, un conservateur affirmé, n’est nullement un jusqu’au-boutiste. Il donne au Haut commissaire la consigne d’éviter de perpétuer la violence. Des négociations avec les éléments nationalistes commencent, puis aboutissent à un projet de traité, le 1er mars 1936. Les principales revendications syriennes sont acceptées. Le principe d’un voyage d’une délégation syrienne à Paris, afin de finaliser le projet, est arrêté. La sortie – enfin pacifique – de la crise s’esquisse.
Du côté libanais, l’accord franco-syrien a un certain écho. Le chef de la communauté maronite, Mgr Arida, demande que son pays ait le même traitement.
Contrairement à bien des idées reçues, ce n’est donc pas l’avènement du Front populaire qui a amené la réorientation de la politique française au Levant. Par contre, le nouveau ministre des Affaires étrangères, Yvon Delbos et, surtout, son secrétaire d’État, Pierre Viénot, ont eu l’intelligence de maintenir M. de Martel, qui avait désormais l’oreille des nationalistes, à son poste.
La personnalité de Pierre Viénot doit ici être soulignée. Ancien secrétaire particulier de Lyautey à Rabat (1920-1923), libéral authentique, sympathisant socialiste (il n’adhérera à la SFIO qu’à la chute du gouvernement Blum), prenant l’avis d’experts, comme Louis Massignon ou Robert-Jean Longuet, il donne immédiatement à sa mission une appellation : la « politique de confiance ».
En Tunisie et au Maroc, il n’hésitera pas à affirmer, face aux prétentions des colons, que « certains intérêts privés des Français de Tunisie ne se confond(ai)ent pas nécessairement avec l’intérêt de la France ». Tout au long de son court mandat (juin 1936-juin 1937), il agira en honnête homme, tentant de mettre en accord ses conceptions libérales et ses actes.
Début septembre, la délégation syrienne, prévue par le texte du 1er mars, arrive à Paris. Le 7, le Conseil des ministres analyse le projet de Traité franco-syrien d’alliance et d’amitié qui, suivi d’un Traité similaire avec le Liban, sera appelé à mettre fin aux Mandats.
Par une sorte de naïveté, côté français, c’est le texte du traité… irako-britannique de 1931 qui a servi de modèle.
Le droit à l’indépendance est formellement reconnu, mais est assorti de garanties pour la partie française : les deux pays devaient, durant les 25 années suivantes, s’entretenir régulièrement, les Syriens acceptaient le maintien de deux bases militaires françaises, plus celui de troupes, durant cinq ans, dans le pays alaouite et dans le Djebel druze, s’engageaient enfin à choisir des conseillers français pour certains postes, etc.
Le traité est paraphé par le leader syrien Hachem bey Atassi et par Pierre Viénot le 9 septembre, en présence du président du Conseil, Léon Blum. Viénot emploie des mots forts. Il salue le « patriotisme éclairé » des délégués syriens, puis conclut :
« Ces textes substantiels qui traduisent notre amitié et qui embrassent tous les aspects des futurs rapports entre la France et la Syrie sur les bases de complète liberté, souveraineté et indépendance, ont une haute signification. Ces textes ouvrent la voie à la reconnaissance de la souveraineté de la Syrie par tous les États membres de la Société des nations. Ils donnent ainsi une satisfaction éclatante aux légitimes aspirations du peuple syrien » (Pierre Viénot, Déclaration, 9 septembre 1936).
Puis, le 20 octobre, Damien de Martel fait le voyage à Beyrouth pour entamer une négociation visant à parvenir à un accord franco-libanais. Lequel est signé le 13 novembre.
Il y a cependant une différence de nature entre les traités. Si l’accord franco-syrien débouchait – ou aurait dû déboucher (voir infra) – sur une reconnaissance de l’indépendance, celui entre Paris et Beyrouth ressemblait plus à un protectorat.
Le président de la République du Liban, Émile Eddé, ancien élève des Jésuites, qui avait vécu en France, craignait surtout « le joug musulman », une intégration à terme dans une grande Syrie, préférant « être conduit et corrigé par un berger que mangé par les loups ».
En France, la nouvelle est dans l’ensemble plutôt bien accueillie, même par le conservateur Figaro. La presse nationaliste, L’Action française, L’Écho de Paris, naguère si riches en informations et en protestations, ne font que signaler l’événement, sans commentaires. On a un peu l’impression qu’après plus de quinze années de relations conflictuelles, la France avait soudain envie de se débarrasser d’un fardeau, tout en se donnant bonne conscience quant aux intérêts français :
« Ce projet, lorsqu’il aura été définitivement ratifié, est de nature à consolider sur le plan contractuel une position d’influence française que le maintien trop prolongé d’un régime d’autorité pouvait risquer à la longue de compromettre » (Le Temps, 8 septembre 1936).
Le climat entre la France et les États naguère tenus en tutelle connaît alors une nette amélioration. Un (court) temps, l’image de la France dans le monde arabe redevient bonne. Pierre Viénot rencontre même à Genève l’homme politique et journaliste druze Chekib Arslan, jusque là hyper-critique contre la France. Celui-ci le félicite et réitère son jugement positif dans un article de La Nation Arabe.
Il reste alors, toutefois, aux deux Parlements à ratifier ce texte. Par ailleurs, une période probatoire de trois années est prévue, afin que les Syriens aient le temps de mettre en place un État, puis de poser la candidature de leur pays à la SDN.
L’indépendance était donc programmée pour 1939.
Mais en France, le Parti colonial, qui avait paru réduit au silence durant plusieurs mois, préparait une contre-offensive. Pourquoi, demandèrent certains, les États du Levant ne rembourseraient-ils pas les frais d’occupation et de police qu’après tout la France avait engagés pour le bien des peuples de la région ? Pourquoi laisserions-nous pour rien les éléments (voies ferrées, routes…) de la mise en valeur que nous laissions ?
En 1937, les frères Tharaud, dont l’influence était forte sur l’opinion de droite, publièrent un récit de voyage dans la région qui réaffirmait la vieille thèse :
« Cette unité syrienne (…) ne possède d’autre existence que celle que nous lui avons donnée, bien à tort, sur le papier du traité franco-syrien. La vérité qui saute aux yeux quand on circule dans ce pays, c’est qu’il n’y a pas de Syrie ». Logiques avec eux-mêmes, les Tharaud exigeaient que ce traité ne soit pas ratifié (Alerte en Syrie !, 1937).
Une campagne sur ce thème commence. Wladimir d’Ormesson, lui aussi fort influent, s’alerte : que la politique de Blum-Viénot ne soit pas interprétée comme une volonté pour la France de « se replier du proche-Orient », que notre « générosité » ne soit pas « la marque d’une faiblesse »… « car ce serait à bref délai un grabuge affreux dans toute cette région » (Le Figaro, 15 décembre 1936).
La chute du gouvernement Blum – on a vu que le président du Conseil était présent le 9 septembre 1936 – en juin 1937, encourage les adversaires du traité. Viénot ne sera pas reconduit dans le cabinet suivant, dirigé par Camille Chautemps, dans lequel d’ailleurs son poste sera supprimé, alors que le très conservateur Yvon Delbos gardait, lui, le Quai d’Orsay. Sur les causes de cette absence, une raison fut souvent invoquée : les douleurs occasionnées par sa vieille blessure de guerre. C’est possible. On ne peut cependant s’empêcher de penser que le caractère humaniste et politiquement avant-gardiste de son action fut insupportable aux réactionnaires qui revenaient en force dès juin 1937. Dans La Révolution prolétarienne, Jean-Paul Finidori, qui connaissait particulièrement bien la Tunisie, employa la formule adéquate : « Viénot est limogé ».
À l’été 1938, le Premier ministre syrien Jamil Mardam Bey, en visite à Paris, se voit opposer de nouvelles exigences. Le nouveau ministre français des affaires étrangères, Georges Bonnet, est particulièrement fermé à toute conciliation, épaulé par le ministre de la Défense, Édouard Daladier, inquiet de la montée des tensions dans le monde. Le délégué syrien comprend que la France s’apprête à rompre unilatéralement un traité qu’elle a pourtant signé.
Le 14 décembre 1938, la commission des Affaires étrangères du Sénat examine le projet. Les deux rapporteurs exposent « les graves inconvénients d’une ratification prématurée » (Bergeon), « non compatible avec l’intérêt de la France » (Henry-Haye). Georges Bonnet accueille favorablement cette demande – à moins qu’il l’ait provoquée : le gouvernement ne demande plus, désormais, la ratification du traité.
Deux semaines plus tard commence l’année 1939, qui aurait dû voir, si la France avait respecté sa parole, l’indépendance de la Syrie et du Liban.
En janvier, un nouveau Haut commissaire, Gabriel Puaux, est chargé de veiller aux intérêts français. Son état d’esprit peut être résumé par les formules qu’il emploiera, plus tard, dans un ouvrage de souvenirs :
« C’est là-bas que passe la nouvelle route des Indes : celle des avions et des camions, là-bas que coulent les sources du pétrole ; c’est sur cette côte que s’édifie notre base d’opérations en Proche-Orient ».
Conclusion limpide : « Tout nous commande donc de rester au Levant ».
En juillet, il dissout la Chambre syrienne et fait emprisonner des leaders nationalistes (d’autres choisissent l’exil). Fin août, le général Weygand, nommé chef du Théâtre d’opérations de la Méditerranée orientale, s’installe à Beyrouth. Dans la perspective du nouveau conflit mondial qui commence, il est plus que jamais hors de question pour la France d’abandonner des positions au Levant.
Lorsque commence la Seconde Guerre mondiale, la situation est en bien des points comparable… à ce qu’elle était au terme de la Première : partout des blocages, des tensions, souvent des violences.
Le Levant dans la Seconde Guerre mondiale
Après la défaite de l’armée française et l’armistice de juin 1940, en métropole, le Levant reste sous le contrôle du gouvernement de Vichy.
En décembre 1940, ce gouvernement a envoyé un signe qui ne trompe pas : pour la première fois depuis 1925, c’est de nouveau un militaire, le général Dentz, qui est nommé Haut commissaire.
Mais, évidemment, cette région est l’objet d’une lutte violente entre Britanniques, encore massivement présents, et services allemands.
En avril 1941, les Britanniques, inquiets de négociations secrètes entre les nazis et les nationalistes irakiens, envoient de nouvelles troupes sur place. Une guerre commence. Les positions françaises en Syrie et au Liban prennent alors une importance stratégique majeure.
L’amiral Darlan, désigné comme le dauphin de Pétain, et en plein accord avec lui, multiplie les gestes de bonne volonté à l’égard de l’Allemagne. Le 25 décembre 1940, il a rencontré Hitler à La Ferté-sur-Epte. Le 5 mai 1941, immédiatement donc après le début de la guerre irako-britannique, il rencontre cette fois Otto Abetz, à Paris. Les entretiens portent sur des facilités à accorder à l’aviation du Reich en Syrie et sur l’achat par les insurgés irakiens – avec l’argent allemand – des stocks d’armes françaises en Syrie. Puis, une fois de plus, le 12 mai, à Berchtesgaden, Darlan est reçu, en secret, par le chancelier. La question du Levant et de l’Irak est de nouveau évoquée, preuve que les deux parties y accordaient de l’importance.
Sur place, le général Dentz, par patriotisme, est très réticent. Mais il reçoit de Darlan des ordres formels :
« Des conversations générales sont en cours entre les gouvernements français et allemand. Il importe au plus haut point pour leur réussite que, si des avions allemands à destination de l’Irak atterrissaient sur un terrain des territoires sous mandat, vous leur donniez toutes facilités pour reprendre leur route » (Amiral Darlan, Télégramme, 6 mai 1941).
Officiellement, la France de Vichy ne peut, ni ne veut, intervenir dans les rivalités germano-britanniques au Moyen-Orient. Pétain lui-même le déclare publiquement :
« Les quelques avions qui avaient fait escale sur nos territoires ont aujourd’hui quitté la Syrie, à l’exception de trois ou quatre, hors d’état de voler (…). Il n’y a pas un soldat allemand ni en Syrie ni au Liban » (Message aux Français de Syrie, Vichy, 9 juin 1941.
Pétain mentait sciemment. Le 14 mai précédent, il avait présidé le conseil des ministres, à Vichy, au cours duquel Darlan avait rendu compte des entretiens de Berchtesgaden. Il avait lui-même télégraphié à Dentz, le sentant peut-être réticent, pour confirmer la politique de collaboration avec l’Allemagne dans la région. Lorsque cette déclaration est faite, les premiers avions allemands ont atterri en Syrie depuis un mois, le 9 mai ; en tout, il y en aura une centaine; outre les pilotes et mécaniciens de bord, il y a une trentaine de spécialistes au sol.
Le Levant français est devenu, de fait, une position avancée de l’Allemagne nazie.
Les services britanniques ne sont évidemment pas dupes. L’intervention est décidée, en accord avec les gaullistes. De Gaulle connaît d’ailleurs la région pour y avoir été en poste, à l’état-major, à Beyrouth, de 1929 à 1931. Il l’a sillonnée, se rendant entre autres à Damas. Son délégué pour le Moyen-Orient, le général Catroux, également (il a effectué plusieurs missions dans la région, la première en février 1919).
Le 8 juin 1941, les troupes alliées, Français libres compris, attaquent. Le jour même, Catroux promet l’indépendance à la Syrie et au Liban – sans cependant préciser de date. La guerre est courte : le 21 juin, les troupes britanniques et les combattants français entrent dans Damas, auparavant évacuée par le général Dentz. Le 23, de Gaulle et Catroux entrent à leur tour dans la capitale syrienne.
On imagine que la presse vichyste, déjà très anglophobe, suivant une vieille tradition française, se déchaîne. Les partisans de De Gaulle ne sont pas épargnés.
Charles Maurras dénonce « le crime des gaullistes », de ces « mauvais Français » qui, au nom d’un « super-patriotisme », cachent mal les « profils judaïques, maçonniques, communistes et autres ».
Au début de cette guerre-éclair, De Gaulle tient à rappeler que, dès le début, la France libre a été associée aux décisions « dès le 20 mai » et que ses troupes – citées en premier – y ont participé :
« La France Libre fait la guerre. Or, avec le consentement de Vichy, les Allemands ont commencé à prendre pied au Levant. Militairement, c’est un immense danger. Politiquement, c’est livrer au tyran des peuples que nous nous sommes engagés de tout temps à conduire à l’indépendance. Moralement, c’est, pour la France, perdre tout ce qui lui reste de prestige en Orient. Nous ne voulons pas cela. Voilà pourquoi nous sommes entrés en Syrie et au Liban avec nos alliés britanniques (…).
La France ne veut pas de la victoire allemande. La France veut être délivrée. Nous exécuterons la volonté de la France » (Charles de Gaulle, Déclaration, Le Caire, 10 juin 1941).
Comme toujours à l’époque, il surévalue quelque peu le rôle de la France libre – et, par ricochet, le sien. En réalité, les Français du Levant, plutôt légalistes et férocement anglophobes, n’ont guère été enthousiastes de la situation nouvelle. Politiquement, les Français libres n’ont donc l’importance que par le verbe gaullien ; militairement, ils ne représentent pas grand’ chose par rapport aux Britanniques.
« Le moment venu »
Mais l’essentiel n’est pas là : on aura surtout remarqué l’emploi du mot Indépendance. Le général Catroux en confirme le principe :
« Dépositaire de la tradition libérale française et soucieuse de faire honneur aux engagements contractés envers vous, la France Libre, en entrant au Levant, a commencé, en dépit de la guerre et en dépit de l’état d’exception qu’elle impose, par un acte d’émancipation ; elle vous à rendus libres et indépendants. Vos aspirations sont satisfaites ».
Voilà qui était clair et net. Mais les nationalistes durent être quelque peu refroidis par la suite de la déclaration : « Il s’agit maintenant d’organiser votre indépendance » (Déclaration, 26 septembre 1941).
Suivait une série de déclarations de principe dans lesquelles il était bien difficile de démêler ce qui appartenait à ce Liban indépendant et ce qui restait contrôlé par la France, au nom de sa « mission séculaire ». L’appel se terminait par une formule qui repoussait encore l’échéance : Catroux appelait de ses vœux un « traité franco-libanais qui consacrera définitivement l’indépendance du pays »… sous-entendu : après la fin du conflit mondial… Le lendemain, 27 septembre, il faisait sensiblement la même déclaration au peuple syrien.
De son côté, le chef de la France libre prévient la SDN des intentions de son gouvernement (28 novembre 1941). De Gaulle se rend de nouveau au Levant en août 1942.
À Beyrouth, il dit : « L’indépendance de l’État de la Syrie et de l’État du Liban est devenue un fait acquis ».
Mais pour préciser immédiatement – message limpide aux alliés et aux indépendantistes – qu’il n’appartient qu’à la France de mettre en place cette indépendance, au rythme et selon les modalités fixés par elle. Et ce qui suit n’est pas propre à susciter l’enthousiasme des principaux intéressés, car chacun a encore en tête, évidemment, les atermoiements de la période 1936-1939 :
« Ce n’est point à dire, certes, que la tâche soit maintenant achevée et que la Syrie et le Liban, qui ne connurent jamais, depuis des millénaires, une réelle indépendance nationale, aient en quelques mois achevé leur évolution. Les principes sont acquis, les bases sont jetées ! Il reste à ces peuple si anciens, devenus de si jeunes États, beaucoup à faire pour construire leur propre maison politique ». De Gaulle insiste ensuite sur la nécessité d’ « organiser l’indépendance », avec l’aide de la France, ce que « les dures servitudes de la guerre » ne permettent pas pour l’instant. Ce sera fait, conclut-il, « le moment venu » (28 août 1942).
Une fois de plus, des représentants officiels de la France donnaient l’impression d’adopter un double langage et de repousser éternellement l’ère des indépendances réelles (Catroux en 1941 : « … dès que possible… » ; de De Gaulle en 1942 : « … il reste… beaucoup à faire… »). Avec, cette fois, une particularité dérangeante : les Britanniques étaient sur place et observaient cette évolution.
On sait que l’alliance entre gaullistes et Britanniques n’était pas dénuée d’arrière-pensées. Leur cohabitation, dans un Levant désormais acquis aux Alliés, va se révéler orageuse, les premiers soupçonnant en permanence les seconds de soutenir les éléments nationalistes locaux, afin de contrecarrer des visées restées à leurs yeux colonialistes.
Mais il n’y a pas que le Royaume-Uni. Washington et Moscou, pour des raisons évidemment différentes mais circonstanciellement convergentes, professent un anticolonialisme stratégique. Le représentant de la France libre sur place, le général Beynet, écrit : « Nous avons donc tout le monde contre nous ». Constat tragique, mais réaliste.
Dans ce monde où beaucoup raisonnent déjà en termes de décolonisation, même si le mot est peu en usage à l’époque, le Gouvernement français (alors le GPRF) apparut, avant même la fin de la guerre, comme dirigé par des « casuistes », des « retardataires », selon les termes d’un homme au cœur de l’appareil d’État, Jean Chauvel, secrétaire général du Quai d’Orsay.
Une fin de mandat chaotique
La France souffle le chaud et le froid. Le 20 mars 1945, la Syrie et le Liban sont admis à la Conférence de San Francisco, qui prépare intensivement alors la charte des Nations Unies, avec le soutien de la délégation française.
Est-ce l’indépendance totale ? Il faut apporter une nuance.
Le général de Gaulle est un homme de convictions. Pour lui, les mouvements nationalistes syrien et libanais sont le fait d’adversaires irréductibles – et minoritaires – de la France, soutenus en sous-main par les Britanniques.
Le 5 avril, une réunion décisive se tient, à Paris, sous la présidence du Général, qui déclare en préambule :
« Il faut considérer que l’indépendance des États est une chose et que notre présence au Levant sous une forme militaire en est une autre. Nous ne renoncerons pas à cette présence ».
On sait aujourd’hui que son intransigeance n’était pas partagée par les autres présents. Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères, était réticent devant la politique de force – mais il n’eut quasiment jamais voix au chapitre, tant que le Général dirigea la France.
Jean Chauvel, déjà cité, mais aussi le général Beynet qui, sur place, connaissait la situation réelle, argumentèrent en faveur de concessions. Mais qui aurait eu le courage, un peu suicidaire, d’insister ? Au terme de la réunion, de Gaulle donne l’ordre à l’état-major d’envoyer sur place trois bataillons.
Dans des instructions qu’il adresse à Bidault, De Gaulle résume son état d’esprit : il faut mettre fin à « la période d’effacement de la France », ne céder ni aux « caresses », ni aux « grognements » des Britanniques, pour conclure : « C’est le moment de marquer le coup. » (30 avril 1945).
Le même jour, recevant l’ambassadeur d’Angleterre à Paris, Duff Cooper, il lui dit, sans langage diplomatique particulier :
« Il n’y aura pas de désordres au Levant, à moins qu’ils ne soient fomentés par les Anglais eux-mêmes ».
Les Britanniques étaient habitués à l’hostilité du Général. Cette position laissait augurer de la grave crise à venir.
La presse – qui par parenthèse aborde alors très rarement cette question – soutient la position française :
« La position de notre pays n’a jamais changé. Depuis le jour où il a reconnu la souveraineté de la Syrie et du Liban, il n’a à aucun moment failli à sa parole. Mais, avant que cette souveraineté devienne pleinement effective, il entend – ainsi que cela a été également reconnu dès le début par ses partenaires – assurer la sauvegarde de ses droits et intérêts séculaires dans ces pays qui nous sont redevables, pour une si large part, aussi bien de leur développement culturel que de leurs progrès économiques ». Cet éditorial se concluait par un rappel, discret mais ferme, aux alliés britanniques de jouer le jeu de l’amitié avec la France (Le Monde, 25 mai 1945).
Le 7 mai, veille de la capitulation nazie en Europe, de nouvelles troupes (1.200 soldats, essentiellement des Sénégalais) arrivent à Beyrouth. Pour les Français, c’est une simple relève technique. Pour les nationalistes – cette fois, Syriens et Libanais unis – c’est une provocation. Ils le clament haut et fort :
« Ils se trompent s’ils pensent qu’ils peuvent en faire quelque chose ; si toutes leurs armées à la fois se retournent contre nous, ils seront incapables de nous priver de notre indépendance tant que nous vivrons. Nous avons acquis cette indépendance au prix d’un sang précieux. Il n’est pas une parcelle du sol libanais qui n’ait été arrosée de sang pour l’obtention de cette indépendance. C’est pourquoi ils ne pourront nous ravir cette indépendance avant de nous anéantir tous. Ils peuvent nous priver de la vie, détacher nos têtes de nos épaules, mais ils ne pourront jamais prendre notre indépendance » dit ainsi le Premier ministre Abdel Hamid Karamé (Beyrouth, 16 mai 1945).
Même opinion à Damas :
« Je ne sais pas comment finira la crise ; ce qui est certain, c’est que les Syriens sont disposés à mourir plutôt que de permettre la moindre atteinte à leur Indépendance » (Saadalah Djabri, président de la Chambre des députés, 31 mai 1945).
Ensuite, tout va très vite. Au Liban, des grèves de protestation sont organisées.
En Syrie, c’est plus violent. Des Français sont attaqués à Damas, à Alep, à Hama, dans le Djebel druze. Il y a des morts, des blessés. Les Français, militaires et civils, ne peuvent plus quitter leurs maisons ou des lieux sécurisés.
La tension atteint son paroxysme dans la capitale entre le 22 et le 30 mai 1945.
Le gouverneur militaire de Damas est alors le colonel François Olive, dit Oliva-Roget. Il a reçu des ordres formels de Paris : il s’agit d’anéantir ce qui est présenté comme une émeute. Il les transmet à ses subordonnés le 26 mai.
Le 29, la bataille de Damas commence. Durant 36 heures, les troupes françaises – où les tirailleurs sénégalais sont majoritaires – utilisent les automitrailleuses, les tanks, les armes lourdes (canons de 75) et même l’aviation. Les troupes occupent le Parlement, les bâtiments gouvernementaux, le siège de la Banque centrale. Des dizaines de bâtiments brûlent. Le bilan humain est lourd.
Toutes les études historiques estiment qu’il y eut des centaines de morts, la fourchette variant entre 500 et 2.000.
De Gaulle lui-même, répondant à une question lors d’une conférence de presse que l’on citera plus longuement infra, évoquera « plusieurs centaines de personnes tuées ou blessées à Damas ». On sait qu’il y eut également des morts – entre 100 et 300 –, dans les mêmes conditions, à Hama. Par contre, à Alep, le délégué français Fauquenot refusa de bombarder la ville.
Cette initiative française est fortement critiquée dans le monde entier.
Le gouvernement britannique, dont les relations avec de Gaulle sont devenues exécrables, Washington, Moscou, critiquent Paris en termes plus ou moins diplomatiques. Surtout, le monde arabo-musulman, bien au delà de Damas, s’enflamme. La Ligue arabe – qui est toute jeune : elle a été fondée en mars – émet une protestation indignée. Des manifestations populaires ont lieu dans tout le Moyen-Orient.
C’est, finalement, le gouvernement de Londres qui résout la crise. À sa manière. Le 31 mai, devant les Communes, Anthony Eden fait une déclaration solennelle et ferme :
« Nous avons reçu un appel pressant du gouvernement syrien. Nous avons le profond regret d’ordonner au commandant en chef en Orient d’intervenir afin d’empêcher que le sang ne coule davantage ».
Ordonner… le mot est fort, précis, mais correspond à la réalité. Ainsi, Londres a envoyé un ultimatum à un officier français sans passer par Paris.
Un incident supplémentaire aggrave encore la situation : ce message est rendu public avant même d’avoir été transmis au chef du gouvernement français. Les interprétations de cet incident diplomatique, qui aggravait encore le contentieux, divergent : maladresse ou mesure vexatoire de la part de Londres ? Qu’importe : de Gaulle, pour sa part, crut dur comme fer à la seconde version. Ce même 31 mai, Massigli, ambassadeur de France à Londres, est convoqué au 10 Downing Street par Churchill et Eden. Il lui est confirmé de transmettre à son gouvernement l’ordre formel de cesser le feu, assorti d’une menace d’intervention des troupes britanniques qui sont considérablement plus importantes que le contingent français.
Ce même jour, le général Bernard Paget, commandant en chef des troupes britanniques au Moyen-Orient, en résidence au Caire, reçoit l’ordre de son gouvernement de se rendre à Beyrouth pour y faire appliquer cette mesure. C’est dire que cette mesure aurait été appliquée, quelle que fût la réponse des Français. La mort dans l’âme, finalement, de Gaulle accepte et transmet à Oliva-Roget l’ordre de cesser le combat et de ne pas s’opposer aux mouvements que les troupes britanniques seraient amenés à faire dans Damas.
Le 1er juin au matin, le feu cesse. Les troupes anglaises font leur entrée dans Damas.
Le général Paget y arrive le lendemain, en nouveau maître des lieux. Les Britanniques se donnent même le plaisir de procéder au transfert et à la protection des Français, en butte à l’hostilité de la foule syrienne (il y aura tout de même des cas d’agressions contre des individus isolés et même une quinzaine d’assassinats).
Le 3 juin, le drapeau français a cessé de flotter à Damas.
La veille, à Paris, de Gaulle s’était exprimé, cette fois publiquement, lors d’une conférence de presse consacrée quasiment à cette question. Il y avait fait un long récit de l’histoire du Mandat depuis les origines. Abordant la crise en cours, il employa l’argumentaire colonial classique : des « bandes armées », soutenues par les autorités syriennes et libanaises, avaient déclenché des troubles, et les Français avaient été obligés de répliquer. Le chef du gouvernement en profita surtout pour régler ses comptes avec Londres : son irritation contre la politique britannique était présente dans chaque formule.
Mais le verbe gaullien ne pouvait rien contre la réalité du terrain : des populations syrienne et même libanaise excédées, dressées contre la France, un monde arabe en ébullition, des alliés en désaccord total et menaçants… il n’y avait plus de place – en tout cas, sous forme coloniale ou para-coloniale – pour la France dans la région.
Jusqu’en septembre, les soldats se replient sur l’aéroport de Damas. Là, ils subissent l’affront de passer leurs derniers mois dans un véritable camp retranché (mines antipersonnel aux abords, barbelés, et même blockhaus aux quatre coins), protégés par des Britanniques, que l’on imagine goguenards, faisant des rondes.
Au moins de Gaulle ne vit-il pas – en tout cas en tant que chef du gouvernement – l’aboutissement logique de son entêtement : il quitta le pouvoir avec fracas le 20 janvier 1946.
Le 14 février suivant, le Conseil de sécurité de l’ONU demande à toutes les forces militaires étrangères de quitter le Levant ; pour les troupes françaises, le retrait s’acheva le 30 avril (Syrie) et le 31 août (Liban).
Les Français, arrivés dans la région, après la Première guerre mondiale, avec la fierté des vainqueurs, en sont évincés sans gloire au terme de la Seconde.
Un bilan ?
Comme toujours en histoire coloniale, les défenseurs de l’œuvre française et ses critiques opposent, à coups de chiffres, des bilans fort opposés.
Discours prononcé lors de l’inauguration du siège du Comité France-Orient par son président, M. Le Nail, ancien délégué de la SDN dans la région (1929) :
« Laissez-moi proclamer la grandeur de l’œuvre française en Syrie et au Liban. Ce que mon pays a réalisé en dix ans, au travers de tant d’hostilités, d’intrigues, d’incompréhensions, si d’autres pays l’eussent accompli, quelle publicité, quelle orgueil, quel argument ! Mais ce n’est que la France : alors les Français n’en savent rien ! C’est vrai cependant qu’elle y a fait du beau travail, équipant les chutes d’eau pour la lumière et la force motrice, asséchant les marais, ouvrant les routes, lançant des voies ferrées, fondant les écoles d’agriculture. Des officiers, des fonctionnaires ont créé cette richesse, malgré l’émeute, malgré les crédits chichement mesurés, malgré l’indifférence de leurs compatriotes. Qui donc leur a dit que leur œuvre était bonne et qu’elle grandissait la patrie ? Eh bien, nous le disons ici. Nous les remercions de leur claire vision de la mission de la France. Et nous nous efforcerons d’en convaincre l’opinion, afin qu’elle les soutienne et que, forts de cette sympathie agissante, ils continuent à faire la France plus grande ».
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, Louis Kieffer, dans un document du Centre des Hautes Études sur l’Afrique et l’Asie Modernes (CHEAM), écrit :
« Si l’on dresse, après vingt ans de Mandat, le bilan de la situation, on constate de remarquables progrès, qu’il serait injuste de ne pas inscrire à l’actif de la France. Les résultats tangibles apparaissent avec le plus d’évidence dans le domaine de l’équipement » (Genèse du Mandat français au Levant, 1939).
Une brochure anonyme de la même époque présente ce bilan de deux décennies de présence française : une superficie de terres cultivées doublée, un outillage industriel moderne, un réseau routier multiplié par 4, un réseau ferroviaire doublé, une fréquentation scolaire en hausse (50.000 élèves en 1919, 271.000 en 1939), etc.
Faut-il s’étonner si les habitants de la région – et en particulier les Syriens – aient une vision un peu différente ?
La présence française a certes, comme en d’autres lieux colonisés ou para-colonisés, accéléré l’entrée de la région dans la modernité. Mais comment oublier, lorsqu’on est Syrien, la violence qui a accompagné la politique française, quasi du premier (bataille de Maysalûn, 23 juillet 1920) au dernier jour (affrontements de Damas, fin mai 1945), donc durant un quart de siècle ? Comment oublier que Damas, ville sainte pour les Musulmans, fut bombardée à deux occasions ?
Un fait est d’ailleurs caractéristique : alors que les deux moments forts de la répression, 1925 et 1945, sont restés très présents, aujourd’hui encore, dans la mémoire des Syriens, ces faits sont à peu près ignorés en France, à part dans quelques milieux de chercheurs spécialisés.
Aussi fut-ce tout naturellement que les autorités françaises, lorsqu’elles décidèrent de construire un nouveau lycée à Damas, lui donnèrent le nom de Charles de Gaulle. Le jour de l’inauguration par le président Sarkozy, en septembre 2008, nul journaliste français ne songea à rappeler le rôle du gouvernement de Gaulle en 1945, nul officiel syrien n’y fit allusion…
L’article original avec les notes de bas de page.
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