Nouveau paradigme

Comment les Français de mai 1968 voyaient l’an 2021

Pas tout à fait conforme aux aspirations de l'époque !

Les jeunes insurgés de mai scandaient : « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi. » Le nouveau monde, sans doute pas celui auquel ils rêvaient, germait alors dans les laboratoires. Promettant des chambardements d’une autre nature et plus amples que ceux de cette année 1968… qui en fut pourtant prodigue.

« 2001 : l’odyssée de l’espace »

Le grand film de science-fiction de Stanley Kubrick sorti en septembre 1968, transporte l’esprit dans le visionnaire. Hal 9000, l’I.A. chante la première chanson de l’histoire apprise à un ordinateur.

Ce film questionne l’évolution humaine à travers la technologie, le progrès et l’intelligence artificielle. A la fin, plus humain que ses maîtres, HAL 9000 remet en question la mission confiée par le Dr Floyd et n’hésite pas à détruire ceux qui se retournent contre lui…


C’était la grande époque des fusées, de la NASA, de la Nouvelle Frontière et de la course à la Lune. Le président Kennedy avait raison : mieux valait la compétition pacifique dans l’espace que la guerre froide.

Confort, progrès, gadgets

L’équipement ménager se perfectionne d’une année à l’autre.

Jusqu’où cela ira-t-il ? Certains se posent la question et freinent des deux pieds, d’autres emboitent le pas.

Le 8  mars 1968, à La Défense, vient de s’ouvrir le 35e salon des Arts ménagers et une équipe de ­Panorama, magazine hebdomadaire de l’ORTF, se livre au convenu micro-trottoir.


Des journalistes posent la question aux passants : « Pensez-vous qu’en l’an 2000, votre façon de vivre sera encore modifiée par de nouveaux progrès de la technique ? »

Réponse de la première « ménagère » interrogée : « Pour vos volets, vous appuyez sur un bouton, ils s’ouvrent et ils se ferment. Même chose pour la télé, de loin, vous pouvez l’allumer et la fermer. De même, vous mettez un poulet à rôtir dans le four, il y a une minuterie qui l’arrête, que voulez-vous de plus ? »

Plus visionnaire, sa voisine : « Je vois, moi, un robot-moteur unique et beaucoup de petits appareils qui se brancheront sur ce moteur. »

Si l’on avait pu dire à cette femme qu’elle venait ainsi d’imaginer les futurs objets connectés !

Pour une autre : « Ne rien faire et laisser faire les robots à ma place, voilà comment je vois ma maison. »

Sceptique en revanche, cette visiteuse : « Ça n’arrivera pas, il n’y aura pas de machines qui vous diront « aujourd’hui c’est ceci, c’est cela”, non ça n’arrivera pas. »

Cet an 2000, ce XXIe siècle à la fois si lointain et si proche, les réalisateurs de Panorama ont choisi, pour le visualiser, un documentaire futuriste américain montrant ce que sera alors la vie d’une famille at home.

Le cerveau électronique est le centre nerveux de la maison. Chaque matin, contrôle médical par un œil électronique qui effectue un examen complet et détermine automatiquement l’état général et le nombre d’exercices nécessaires pour garder la forme.

Mike, le père, astrophysicien, n’a plus besoin de se rendre à son laboratoire pour exercer son métier. En liaison avec le central de son entreprise, il peut recevoir et envoyer tous les documents utiles.

Pour son fils, l’école n’existe plus. Trois matins par semaine, un enseignement audiovisuel lui est programmé directement dans sa chambre sur des écrans récepteurs géants.

Karine, la mère, quant à elle, ne se déplace plus pour faire ses courses. Elle consulte de chez elle le catalogue de ses fournisseurs et passe commande sur un pupitre écran. Les factures, comme dans l’ancien temps, arrivent toujours au mari bien sûr (le réalisateur n’a pas anticipé l’évolution de la condition féminine !), mais plus vite.

Il peut à tout moment vérifier l’état de son compte et obtenir une photocopie de ses pièces comptables. La poste, le facteur sont des notions périmées. Un appareil à correspondance permet de transmettre, n’importe où dans le monde, des textes écrits au stylo.

Pour les repas, la machine décide. « Mike, que voudrais-tu pour le dîner ?  » « Un hamburger au fromage avec des frites et une bière bien fraîche ». »Mike, la machine répond que cela correspond à 400 calories au-dessus de ce qui t’est permis ». Et la « machine » de proposer illico un menu de remplacement.

Il faut alors deux minutes à Karine pour préparer le repas, ou plutôt pour demander à la machine de le faire. Les plats surgelés arrivent automatiquement de la chambre froide (elle contient pour six mois de vivres) à travers le réchauffeur à infrarouge.

Il n’y a plus qu’à servir. Après le repas, on peut pianoter – sans savoir jouer du piano – sur un clavier électronique. Ou consulter la météo instantanée en vue de la prochaine sortie. Avant le coucher, les vêtements, une fois rangés dans la penderie, sont nettoyés automatiquement.

« Voilà comment vous vivrez au XXIe siècle », commente le journaliste de Panorama. « Mais est-ce que vous avez envie de vivre de cette façon ? »

Parmi les réponses enregistrées, celle de cet homme reflète le conservatisme hexagonal de l’époque  :

« Eh bien, le jour où je ne pourrai plus m’asseoir autour d’une belle table et où ma petite ménagère ne m’aura pas préparé un plat que je trouverai succulent, le jour où ce plaisir me manquera, je crois que j’aurai beaucoup perdu, Monsieur. Je ne suis pas contre le progrès, il existe. D’accord, on va vite, mais on doit faire attention. Même au siècle de l’aéronautique, au siècle de la fusée qui ira sur la Lune, la cuisine, je peux en parler car je suis ancien cuisinier, c’est un peu comme au siècle des diligences : il faut avoir de la patience pour avoir un très bon résultat ».

Ce Français, comme peut-être une majorité des visiteurs de ce salon des Arts ménagers de 68, correspondait encore à l’archétype du citoyen de « ce vieux pays tout bardé d’habitudes et de circonspection » que le général de Gaulle, dans son allocution télévisée du 14  juin 1960, avait décidé de transformer en pays moderne.

Mais, en cette année 1968 que De Gaulle saluait « avec satisfaction » et envisageait « avec confiance » lors de ses vœux du nouvel an, comment les Français, en dehors de leur environnement domestique, imaginaient-ils les grands changements du début du XXIe siècle ?

Un sondage publié cette année-là les montre plutôt optimistes et confiants dans la toute-puissance de la technologie et de la science.

Parmi les grands progrès qui seront, selon eux, accomplis, trois se dégagent : la guérison du cancer, la fin de la guerre et celle du chômage (si la France est alors à l’apogée des Trente Glorieuses, le nombre de 550 000 sans-emploi commence à inquiéter…).

Dans le domaine de la santé, ils sont effectivement 84  % à croire que le cancer sera vaincu. Mais 78  % à estimer qu’il y aura davantage de malades mentaux.

Dans le secteur du voyage, 68  % des sondés sont convaincus qu’il ne faudra pas plus d’une heure pour voler de Paris à New York (le Concorde, qui pourra le faire en trois heures, n’effectuera son premier vol d’essai qu’en 1969).

Ils sont seulement 29  % à envisager que l’on pourra régulièrement aller sur la Lune (nous sommes à un an du premier pas ­d’Armstrong).

Pour 67  %, le pays disposera de 10 000 km d’autoroutes.

Ils sont 6 4 % à penser que douanes et passeports seront supprimés.

A la question : « L’Europe ne formera-t-elle plus qu’un seul pays ? », les oui et les non sont à égalité.

Mais ce résultat fait quand même des Français le peuple le plus optimiste des pays européens. C’est en ce qui concerne les professions d’avenir qu’ils se montrent le moins imaginatifs : il y aura plus de professeurs, de médecins, de policiers et de fonctionnaires…

Si la moitié des Français croient en une future Europe unifiée, cette Europe ne sera forte que si elle a entre-temps comblé en partie son retard sur les États-Unis.

C’était le thème du Défi américain, le best-seller de Jean-Jacques Servan-Schreiber, paru à l’automne 1967.

C’est celui de la 3e Conférence des ministres de la Science de l’OCDE, qui s’est tenue à Paris en mars 1968. « L’Europe voudra-t-elle entendre ces vérités ? », se demande le mensuel Science & Vie.

« La plupart des justifications que nous apportons à notre retard économique et technologique par rapport aux États-Unis ne résistent pas à l’examen. Elles servent en fait de prétexte à notre immobilisme, tranquille ou découragé. »

D’après l’auteur de l’article, le retard de l’Europe scientifique n’est dû ni à l’absence de chercheurs (ils sont plus nombreux qu’aux États-Unis par rapport à la population active), ni à l’argent investi ; il ne se situe pas au niveau de l’invention mais de l’innovation, c’est-à-dire de l’utilisation des découvertes et de leur rentabilité.

« Une fois ce défi relevé, on pourra enfin concevoir une véritable stratégie européenne qui aura des chances d’être efficace. »

Restons en compagnie de Science & Vie dont les douze numéros de 1968 offrent au moins autant de thématiques exprimant les espoirs que les craintes concernant le futur.

« En brûlant les combustibles fossiles, nous entamons notre réserve d’oxygène », tel est le titre choisi pour le rapport présenté par le professeur Lamont C. Cole à l’assemblée annuelle de l’American Association for the Advancement of Science.

En ne tenant pas le développement pour une nécessité, ce spécialiste d’écologie prend le contre-pied de l’idée dominante, s’inquiète des plans d’expansion et estime qu’il y a déjà trop d’hommes sur la Terre.

Si l’humanité continue dans cette voie, alerte-t-il, elle ne détruira pas seulement son milieu, elle ne se bornera pas à ruiner ce qui fait le décor de sa vie, elle finira par s’empoisonner elle-même.

Autre titre intriguant : Système 24

Comment la deuxième révolution industrielle est en train de naître de l’autre côté du Channel .

Le rapport prévoyait que la population mondiale (3,55 milliards en 1968) atteindrait 8 milliards en 2100. On parle aujourd’hui de 9 milliards en 2050.

Enfin, écrit l’auteur de cet article, « les systèmes informatiques vont être appliqués aux processus de fabrication par lots qui n’ont pratiquement pas changé depuis la première révolution industrielle. Toute la conception, toute l’organisation des usines vont être bouleversées. »

De quoi s’agit-il exactement ?

Le « Système 24 », ainsi appelé parce qu’il travaille 24 heures sur 24, est une nouvelle méthode de fabrication par lots, 90 % moins chère et trente fois plus rapide que les méthodes classiques, qui fait appel à un huitième du personnel et demande 85 % d’espace de moins. Sept machines-outils remplacent plus de 300 machines classiques.

On aura compris que l’ensemble des opérations s’effectuera grâce à un ordinateur, et pour le Dr Ian Nussey, d’IBM, le « Système 24 » est d’application universelle et « pourrait constituer le principe même de fabrication par lots pour le reste de ce siècle, voire au-delà ».

La naissance d’Internet

En France, au cours de l’émission télévisée Eurêka, Jean d’Arcy, directeur des moyens audiovisuels de l’ONU, après avoir été le patron de la télévision française, pressentait le phénomène.

Assurant que « la possibilité, pour les téléspectateurs, de choisir eux-mêmes les images et les sons qu’ils désirent, non seulement pour leur distraction mais pour tous les actes pratiques de la vie, était la révolution de l’avenir ».

Il ajoutait  : «  Je ne sais pas si le mot “télévision” correspondra à cette circulation extraordinaire, nouvelle et libre qui impliquera la participation active des utilisateurs. Je ne trouve pas de mot. J’attends des professionnels de la langue qu’ils en trouvent un nouveau qui définira cette révolution. »

Il faudra attendre 1972 pour qu’apparaisse le mot « Internet » qui, pour écran, aura « choisi » celui de l’ordinateur.

La révolution, effectivement. L’autre, celle rêvée sur les barricades de mai 68, devra encore attendre.


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