Conscience

L’être humain est naturellement prédisposé à la bonté

par Jacques Lecomte

Divers courants de recherche contemporaine conduisent à la conclusion qu’il existe chez l’être humain une prédisposition naturelle à la bonté. Celle-ci peut ensuite être développée ou inhibée en fonction de l’environnement social et des choix de l’individu.

La psychologie des bébés

Felix Warneken et Michael Tomasello, de l’Institut Max-Planck de Leipzig, ont mené une série d’expériences passionnantes sur l’altruisme chez le tout jeune enfant. Elles montrent que, dès l’âge de quatorze mois, un bébé peut aider spontanément d’autres personnes à parvenir à leur objectif [Warneken et Tomasello, 2007].

L’expérience se déroule en présence d’un des parents (pour que l’enfant se sente à l’aise), à qui il est demandé de ne pas intervenir. Une série de six situations vont se produire au cours desquelles un adulte ne parvient pas à atteindre un objectif. Par exemple, il utilise des pinces à linge pour accrocher des serviettes sur un fil, mais en fait accidentellement tomber une sur le sol et tente en vain de la récupérer. Ou bien il essaie de ranger une pile de paquets dans un placard, mais il n’arrive pas à ouvrir la porte, car ses mains sont pleines. Face à cela, dix-huit bébés sur vingt-quatre ont aidé au moins une fois ; ils l’ont fait spontanément, sans qu’on le leur demande et sans attendre de récompense ou de louange de la part de l’adulte pour leur effort. Ils ont aidé très rapidement, en moyenne au bout de sept secondes. Les vidéos que l’on peut regarder sur Internet sont réellement impressionnantes


La seule conclusion possible de ces recherches est, comme le soulignent Warneken et Tomasello, que les jeunes enfants sont naturellement altruistes. Ce qui bouleverse radicalement certaines conceptions éducatives. On a longtemps cru que les pratiques éducatives destinées à développer la gentillesse avaient pour fonction d’inhiber les tendances égoïstes de l’enfant et de les remplacer par des attitudes altruistes. Mais les choses ne se passent du tout de cette manière : en fait, cette éducation s’appuie alors sur une propension naturelle à l’empathie et à l’altruisme chez l’enfant.

La neurobiologie

Lorsqu’un mammifère – y compris l’être humain – vit des situations agréables telles que la vue d’une nourriture appréciée, un environnant incitant à la curiosité, la présence d’un partenaire sexuel, etc., cela stimule plusieurs zones cérébrales appelées système de récompense ou de satisfaction [Kringelbach et Berridge, 2009]. Or ce mécanisme, qui semble essentiellement inné, est également stimulé lorsque nous manifestons de l’empathie et de la bienveillance, que nous sommes généreux ou que nous coopérons avec d’autres personnes.

Ainsi, dans une étude [Beauregard et al., 2009], la moitié des sujets regardent des photographies de personnes handicapées mentales ; les autres regardent les mêmes photographies mais en étant invités à ressentir un amour inconditionnel envers ces personnes. Les structures cérébrales qui sont alors activées participent au système de récompense.

Dans une autre recherche [Moll et al., 2006], chaque participant reçoit 128 dollars qu’il peut utiliser à son gré : il peut garder cette somme intégralement pour lui-même ou en distribuer une partie ou la totalité à des associations de son choix, représentant un large spectre idéologique. La somme moyenne offerte par les sujets aux associations est de 51 dollars, soit 40 % de l’argent qui leur est initialement proposé, avec une fourchette allant de 21 à 80 dollars.


Mais le plus intéressant est ailleurs : le système de récompense est stimulé non seulement lorsque le sujet décide de garder l’argent pour lui (ce qui était déjà connu), mais aussi lorsqu’il choisit de l’accorder à une association. Certaines zones du système de récompense sont même plus stimulées par les dons que par le gain personnel : les mêmes zones qui jouent un rôle clé dans les relations affectives. De plus, ce sont les sujets qui font les choix les plus coûteux qui ont la plus forte activation du striatum, une des zones du système de récompense.

Par ailleurs, plusieurs recherches montrent que la coopération et la confiance stimulent des zones de la récompense, tandis que la compétition ne le fait pas [Rilling et al., 2002 ; King-Casas et al., 2005].

Un autre courant de recherche en neurobiologie concerne les neurones miroirs, découverts au début des années 1990, et qui font aujourd’hui l’objet de très nombreuses recherches [Rizzolatti et Sinigaglia, 2011]. Ces cellules nerveuses s’activent non seulement quand un individu accomplit une action, mais aussi quand il voit un autre individu la réaliser.

Par ailleurs, lorsqu’une personne observe l’état émotionnel d’une autre (qu’il s’agisse de dégoût, de douleur, etc.), cela active des parties du réseau neuronal qui traitent ce même état en elle-même. En d’autres termes, nous éprouvons peu ou prou des émotions en miroir de celles ressenties par autrui [Keysers et Gazzola, 2009]. Selon Vittorio Gallese et Giacomo Rizzolatti, deux des découvreurs des neurones miroirs, ces derniers constituent le fondement neurologique de l’empathie.

Les neurones miroirs ne sont pas des entités fixes immuables. Ils peuvent se développer en fonction du contexte [Heyes, 2010]. Ainsi, notre cerveau est prédisposé à l’empathie, mais cela n’est pas suffisant pour agir avec bonté. Le choix personnel de l’individu, éventuellement soutenu par un contexte social favorable, est également nécessaire.

L’économie expérimentale

L’économie expérimentale est en plein essor depuis un quart de siècle [Eber et Willinger, 2012]. Ce courant de recherche a clairement démontré que les individus fondent généralement leurs décisions sur la coopération, la confiance, le sentiment de justice et l’empathie plutôt que sur l’égoïsme intéressé, ce qui est exactement à l’opposé des prédictions des théories économiques standard.

Certaines de ces expériences correspondent à des « dilemmes sociaux », c’est-à-dire des situations où les intérêts personnels et les intérêts collectifs sont en contradiction.

Autrement dit, si chaque individu agit pour son propre intérêt, sans tenir compte des autres, le résultat de l’ensemble de ces petits actes est défavorable pour tous. Par exemple, le « jeu des biens publics » reproduit des situations humaines bien connues. Un bien public peut être utilisé par chaque membre du groupe, quelle que soit sa contribution à ce bien. C’est le cas de l’entretien des routes, du système de santé publique, de la protection assurée par la police ou les pompiers, etc. Selon la théorie économique standard, puisque nous sommes tous fondamentalement égoïstes, chacun essaie d’éviter autant que possible de payer des impôts pour cela, tout en étant bien content que les autres apportent leur contribution.

Le jeu des biens publics met en scène au moins trois personnes qui ne peuvent pas communiquer entre elles. Chacune reçoit une certaine somme et peut la garder pour elle ou contribuer à une caisse commune, pour le montant de son choix. Le jeu est organisé de telle manière que si la personne décide de garder l’argent, cela lui rapporte plus, mais si elle décide de l’investir au profit du groupe, cela rapporte plus à l’ensemble du groupe.

La théorie économique standard prédit que personne ne contribuera au bien public. En effet, puisque nous sommes tous fondamentalement égoïstes et calculateurs, chacun raisonne de la manière suivante :

  • – si les autres ne contribuent pas, alors il vaut mieux que je ne contribue pas non plus, sinon j’y perdrais de l’argent ;
  •  si les autres contribuent, j’ai intérêt à ne pas contribuer puisque faire cavalier seul me rapportera plus.

Or ce n’est pas du tout ce qui se passe puisque les participants à ce genre d’expérience investissent entre 40 % et 60 % de leur capital dans le collectif [Ledyard, 1995].

Ce résultat semble indiquer qu’ils tiennent à participer au bien commun et pensent qu’il en est de même chez les autres participants, tout en étant relativement prudents au cas où certains choisiraient de « jouer perso ».

Voici donc la petite « morale de l’histoire » que l’on peut tirer de ces résultats : plus les membres d’une société croient en l’esprit de responsabilité et de coopération chez autrui, plus ils en bénéficient ; inversement, moins ils croient en cette aptitude, plus ils en pâtissent.

Notons au passage que plusieurs études ont montré que, plus une personne est compétitive, plus elle a tendance à penser que les autres sont compétitifs. En revanche, plus une personne est coopérative, plus elle a tendance à penser que les individus sont différents les uns des autres, allant des très coopératifs aux très compétitifs [Van Lange, 1992].

La psychologie des guerres et des génocides

L’argument majeur des adeptes de la violence humaine fondamentale est l’existence des guerres et des génocides. Or cet argument s’avère très fragile à l’examen, car ces actes sont bien plus facilement explicables par des mécanismes psychosociaux que par une violence atavique inscrite dans nos gènes. Rappelons tout d’abord que ce ne sont généralement pas les soldats eux-mêmes qui décident de l’entrée en guerre, mais des responsables hiérarchiques bien éloignés des zones de combat.

L’association de deux mécanismes psychologiques a de terribles effets meurtriers : d’un côté, le leader politique donne des ordres sans voir concrètement ce que signifie tuer quelqu’un ; à l’autre bout de la chaîne, le soldat obéit aux ordres, par un mécanisme aujourd’hui bien connu de soumission à l’autorité.

La répugnance fondamentale à tuer

Face à l’ennemi, les soldats éprouvent généralement une véritable répugnance à tuer. Le premier auteur qui a mis cela en évidence n’était pas un militant pacifiste ni un philosophe convaincu de la bonté naturelle de l’être humain, mais un militaire.

En 1947, le général Samuel Marshall publie Les Hommes opposés au tir. Le problème du commandement au combat [Marshall, 2000], livre qui va durablement marquer la pensée militaire. Marshall a interrogé de nombreux soldats d’infanterie ayant combattu dans le Pacifique et en Europe et il a constaté qu’en moyenne pas plus de 15 % d’entre eux n’avaient tiré. Même les troupes bien entraînées ne dépassaient pas le taux de 25 %. Selon Marshall, les soldats éprouvent, face à l’ennemi, une inhibition à tuer que l’entraînement militaire, tel qu’il est pratiqué à l’époque, ne parvient pas à éliminer :

Puisqu’il s’agit d’un handicap émotionnel et non intellectuel, il n’est pas effaçable par un raisonnement intellectuel comme « tuer ou être tué ». […] La peur de tuer, plutôt que la peur d’être tué, a été la plus fréquente cause individuelle d’échec au combat. […] Il est donc raisonnable de croire que l’individu moyen normalement sain – l’homme qui peut supporter le stress physique et mental du combat – éprouve une résistance intérieure, très forte et généralement incomprise, à ôter la vie de sa propre volonté s’il peut éviter cette responsabilité. […] Au moment crucial, il devient un objecteur de conscience, sans le savoir. […] « Laissons-les partir, laissons-leur une chance » était une remarque souvent faite lorsque l’ennemi se présentait sans précaution et s’offrait comme cible.

En publiant ces résultats, Marshall visait un objectif très clair : alerter le haut commandement sur ce problème afin que l’entraînement des soldats soit plus réaliste et reflète les véritables conditions de la guerre en vue d’augmenter le taux de tirs réels.

Son but a été atteint : son livre a été pris très au sérieux par les responsables militaires et l’entraînement des soldats ressemble aujourd’hui bien plus aux conditions réelles du combat qu’à de simples exercices d’adresse face à une cible. Le taux de tirs a sensiblement augmenté, passant de 55 % en Corée à 90 %-95 % au Viêt Nam [Grossman, 1996, p. 36].

L’« amélioration » du taux de tir a cependant son revers : une augmentation considérable du nombre d’anciens combattants souffrant de stress post-traumatique, situation aggravée en raison de la réprobation dont ils font souvent l’objet, une fois revenus au pays.

Un autre militaire, le lieutenant-colonel Dave Grossman, a marché dans les pas de Marshall. Il confirme, sur la base de nombreux écrits historiques, que la grande majorité des combattants dans l’histoire ont été incapables de tuer au moment crucial où ils le devaient [ibid., p. XVIII].

Par exemple, en 1870, au cours de la bataille de Wissembourg, les soldats français ont tiré 48 000 cartouches sur des Allemands avançant à découvert, et en ont tué 404, soit un taux d’un mort pour 119 balles. Et il semble que la majorité des victimes aient été produites par des canons, lesquels réduisent la répugnance à tuer, en raison de la distance. Selon Grossman, la grande majorité des soldats font semblant de tirer ; ils tirent, certes, mais au-dessus de la tête des ennemis, ce comportement résultant d’une « puissante résistance humaine innée à tuer un individu de sa propre espèce » [ibid., p. XXXI].

Quelques conditions nécessaires pour tuer

Puisque la répugnance à tuer est si profondément ancrée dans notre espèce, comment se fait-il que des millions d’êtres humains soient tués dans des guerres et des génocides? I

l serait trop long ici de reprendre l’ensemble des tentatives d’explications de ces comportements aberrants. Je retiendrai trois facteurs facilitateurs, tout en étant conscient que je suis loin d’épuiser toutes les conditions susceptibles de faciliter la violence. Il s’agit :

  • du conditionnement général des esprits ;
  • de la soumission à l’autorité ;
  • de l’augmentation de la distance physique entre le tueur et ses victimes.

Le conditionnement général des esprits

Guerres et génocides ne s’improvisent pas. Une intense stratégie de conditionnement mental est nécessaire pour rendre acceptables ces actes meurtriers [Moerk et Pincus, 2009].

Dans chaque camp, les dirigeants sélectionnent dans l’histoire les épisodes leur permettant d’affirmer que leur pays est victime et que l’ennemi est coupable, afin de susciter un sentiment de vengeance au sein de la population [Rosoux, 2001 ; Breton, 2009, chapitre VI].

Le langage joue alors un rôle essentiel. Des euphémismes sont largement utilisés pour faciliter le désengagement moral [Bandura, 2016] à l’occasion de massacres. Raul Hilberg, grand spécialiste de l’Holocauste, a examiné pendant des années des dizaines de milliers de documents nazis sans jamais y trouver le mot « tuer », avant de le rencontrer finalement à propos d’un règlement concernant les chiens [cité par Lifton, 1989, p. 487].

Pendant la guerre d’Algérie, les militaires français utilisaient l’élégante expression « saut de l’ange » pour décrire une pure monstruosité : jeter une personne vivante d’un hélicoptère en vol, ou encore la formule « corvée de bois » pour éviter de dire « exécution sommaire ». Chaque conflit, chaque génocide véhicule ainsi avec lui tout un langage destiné à limiter la confrontation de l’esprit humain avec l’horreur.

La soumission à l’autorité

En 1961, la philosophe Hannah Arendt suit le procès d’Adolf Eichmann, logisticien en chef de l’extermination des juifs par l’État nazi.

La conclusion qu’elle tire des audiences crée un choc : elle affirme que cet homme n’est pas un monstre, mais un personnage tout à fait banal, un petit fonctionnaire efficace et soumis à ses supérieurs hiérarchiques [Arendt, 1997]. Arendt élabore le concept de « banalité du mal » pour décrire ce phénomène. Le propos heurte la pensée commune, car cela signifie que tout un chacun peut être à l’origine d’actes effroyables.

Ce concept de banalité du mal a trouvé une remarquable confirmation dans les recherches expérimentales de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité menées dans les années 1960 à l’université Yale [Milgram, 2017]. Ces travaux, qui ont connu une très large audience, montrent que des individus parfaitement normaux peuvent adopter un comportement criminel lorsqu’ils sont soumis à une autorité qu’ils jugent légitime.

L’augmentation de la distance physique entre le tueur et ses victimes

L’historien Stéphane Audoin-Rouzeau constate qu’au cours des deux guerres mondiales le combat de corps à corps a engendré 1 % du total des blessures, les balles 10 % à 30 % et l’artillerie 70 % à 80 % [Audoin-Rouzeau, 2002, p. 82, 84]. Le lieutenant-colonel Dave Grossman (dont j’ai parlé précédemment) consacre de longs développements à ce thème de la distance physique entre le tueur et le tué.  Sa conclusion est identique : plus les deux personnes sont proches, plus l’inhibition à tuer est puissante [Grossman, 1996, section III].

La proximité transforme l’ennemi : celui-ci redevient un être humain aux yeux du soldat, comme le montre l’anecdote suivante : pendant la Première Guerre mondiale, un soldat a reçu l’ordre de s’emparer d’une île : « J’ai vu un jeune Allemand venant vers moi et, à ce moment, je ne pouvais pas l’assassiner et j’ai baissé mon fusil, il m’a vu le faire et il a fait pareil, en criant : “M…, est-ce que tu veux me tuer ? Je ne veux pas te tuer.” » [Bourke, 1999, p. 136]. Dans la minute qui suit, les deux soldats partagent une ration de repas.

Les sauveteurs pendant les génocides

La bonté peut s’exprimer en temps de guerre, en particulier lorsque des personnes en aident d’autres au péril de leur vie. Cela a été observé durant plusieurs génocides, mais c’est à propos de la Shoah que la littérature est la plus riche .

Tout d’abord, un constat inattendu.

Reprenant des données statistiques, deux chercheurs ont conclu que les deux tiers des personnes qui ont aidé avaient commencé leur action parce qu’on le leur avait demandé [Varese et Yaish, 2000]. La plupart du temps, ce n’étaient pas des juifs qui leur en faisaient la demande, mais des intermédiaires (surtout des membres du clergé ou de réseaux de résistance, ou encore des enseignants). Mais la surprise vient du fait que, sur 247 personnes sollicitées pour aider des juifs, seulement 10 ont refusé, soit environ 4 % ! Certes, il y a ce que les sociologues appellent l’« effet de sélection » : les intermédiaires s’adressaient plutôt aux personnes dont ils pensaient qu’elles donneraient une réponse favorable. Cette proportion de 96 % de personnes répondant positivement n’en demeure pas moins remarquable. Elle montre qu’il y a un potentiel de bonté disponible chez la plupart des gens, qu’il suffit de solliciter, même pour des actions particulièrement risquées.

S’efforcer de trouver LA cause qui a poussé des personnes à sauver des juifs serait une entreprise vaine. Les raisons sont multiples et parfois très différentes d’une personne à l’autre. J’ai toutefois constaté qu’on peut les répartir dans trois grandes catégories de philosophie morale :

  • l’éthique des vertus (on aide parce que l’on est quelqu’un de bon) ;
  • l’éthique de la sollicitude (on aide parce qu’une personne souffre à côté de nous) ;
  • l’éthique de justice (on aide parce que l’on croit à de grands principes universels).

Bien évidemment, ces diverses attitudes sont complémentaires, plus qu’opposées. Selon les cas, c’est plutôt telle ou telle motivation qui prédomine.

L’éthique des vertus : « N’importe quelle personne respectable aurait fait la même chose à ma place. »

Pour certains, l’aide apportée est quelque chose d’évident, qu’il n’y a aucune raison d’expliquer. Par exemple, ce témoignage : « Je pensais que c’était une chose tout à fait naturelle. On savait qu’il fallait aider les gens. Ce n’est même pas de la pitié, c’est normal, c’est tout simple » [Halter, 1995, p. 41]. De même, quand on honore Tine zur Kleinsmiede, en Israël, en 1983, celle-ci déclare à l’Assemblée qu’elle n’a rien fait de spécial en cachant des juifs aux Pays-Bas pendant la guerre : « N’importe qui aurait fait la même chose à ma place. N’importe quelle personne respectable » ; elle insiste bien sur le mot « respectable » [Gilbert, 2002, p. 411].

L’éthique de sollicitude : « Je ne ferme jamais ma porte. »

Pour les sociologues Samuel Oliner et Pearl Oliner, c’est la sensibilité à autrui qui a été déterminante dans l’aide apportée aux juifs [Oliner et Oliner, 1988, chapitre VI]. Dans les témoignages recueillis, les mots « sympathie », « gentillesse » et « compassion » reviennent régulièrement. Lorsque Philip Hallie demande à Magda Trocmé pourquoi elle s’est sentie obligée d’accueillir des réfugiés dans sa maison, elle ne comprend pas le sens de la question : Écoutez… Écoutez… Qui aurait pris soin d’eux si nous ne l’avions pas fait ? Ils avaient besoin de notre aide et ils en avaient besoin à ce moment-là. […] Je ne cherche pas à aider des gens. Mais je ne ferme jamais ma porte, je ne refuse jamais d’aider quelqu’un qui vient à moi et qui me demande quelque chose. [Hallie, 1979, p. 117 et 208]

L’éthique de justice universelle : « Tous les hommes sont nés libres et égaux en droits. »

Une enquête menée par Michael Gross, chercheur en sciences politiques à l’université de Haïfa, auprès de 174 personnes ayant aidé des juifs, a montré que les règles morales (responsabilité sociale et devoir citoyen de s’opposer au régime nazi et de protéger les droits) constituent une source essentielle de motivation [Gross, 1994]. Puis viennent les principes religieux, en particulier l’obligation chrétienne de protéger les juifs. Les Oliner soulignent que ceux qui ont agi prioritairement selon cette orientation considéraient la persécution des juifs comme une violation de principes moraux ; leur comportement d’aide reposait sur le besoin de réaffirmer ces principes et d’agir en se fondant sur eux. Ce qui caractérise cette catégorie de personnes, c’est donc avant tout la perception d’une commune humanité réunissant tous les membres de notre espèce.

La leçon à tirer : redécouvrir la bonté en nous-mêmes

D’où vient le sentiment d’évidence qui s’est imposé avec une telle force à l’esprit de ces personnes ? Je pense avoir trouvé la réponse dans des écrits de Mordecai Paldiel, qui fut directeur du département des Justes parmi les Nations, en Israël.

Selon lui, les actions des Justes démontrent que l’altruisme est une « prédisposition humaine innée » [Paldiel, 1988, p. 187].

Plus j’examine les actes des Justes parmi les Nations, écrit-il, plus je doute de la validité de la tendance habituelle à magnifier ces actions dans des proportions déraisonnables. […] La bonté nous stupéfie, car nous refusons de la reconnaître comme une caractéristique humaine naturelle. Aussi, nous cherchons longuement une motivation cachée, une explication extraordinaire de ce comportement si particulier. […] En cherchant une explication aux motivations des Justes parmi les nations, ne sommes-nous pas en train de dire : « Mais qu’est-ce qui n’allait pas chez eux ? » […] Ne cherchons pas des explications mystérieuses de la bonté chez les autres, mais redécouvrons plutôt le mystère de la bonté en nous-mêmes.
[Paldiel, 1989]

Conclusion : construisons un nouveau monde

L’ensemble de ces travaux nous invite à remettre en cause une vision de l’être humain bien spécifique à l’Occident. En bref, l’égoïsme est bien vu en Occident, tandis que la bonté est valorisée ailleurs.

Selon Date Miller et Rebecca Ratner, nous vivons sous l’emprise d’une « norme sociale d’intérêt personnel » [Miller, 1999 ; Ratner et Miller, 2001] qui consiste à affirmer que les individus sont motivés par l’intérêt personnel, et surtout qu’ils doivent l’être : « Au moins dans les cultures individualistes, aucune motivation n’est considérée plus normale (ou rationnelle) que l’intérêt personnel. »

Toujours selon Miller, le postulat d’intérêt personnel risque d’être une prophétie autoréalisatrice.

Selon lui, les personnes agissent et semblent agir comme si elles étaient fortement motivées par leur intérêt matériel parce que les théories scientifiques et les représentations collectives dérivées de ces théories les convainquent qu’il est naturel et normal de le faire. [Miller, 1999, p. 1059]

Selon cet auteur, les croyances en la puissance de l’intérêt personnel nous en disent plus sur le pouvoir des normes sociales que sur la réalité de l’égoïsme inné.

Cette vision essentiellement occidentale a été largement répandue par les économistes qui ont majoritairement adopté le concept d’Homo œconomicus – un individu essentiellement égoïste – pour décrire l’être humain.

En fait, les économistes ont tendance à projeter leur fonctionnement personnel sur l’ensemble de l’humanité. Plusieurs expériences d’économie expérimentale ont montré de façon extrêmement claire que les étudiants en économie ont des comportements plus égoïstes que d’autres étudiants [Lecomte, 2012, chapitre XI]. Ceci est dû à deux processus conjoints ; il y a, d’une part, un « effet de sélection » – les jeunes qui se lancent dans des études d’économie sont au départ plus égoïstes que les autres, ce que l’on constate en comparant les résultats menés auprès d’étudiants de première année dans diverses disciplines, dont l’économie ; d’autre part, un « effet d’apprentissage » – la rhétorique développée dans les cours d’économie rend les étudiants en économie de plus en plus égoïstes au fil des ans.

Les convictions des économistes néoclassiques fonctionnent malheureusement comme des « prophéties autoréalisatrices » : elles deviennent « vraies » par le simple fait de se diffuser dans la population, comme le montre la recherche suivante [Liberman et al., 2004].

On explique le principe d’une expérience à des participants. Tout est identique dans la présentation, à ceci près que l’expérimentateur dit à certains sujets qu’ils vont participer au « jeu de la communauté » tandis qu’il dit à d’autres qu’il s’agit du « jeu de Wall Street ». Résultat : les sujets sont deux fois moins nombreux à coopérer dans la deuxième situation.

Cette vision de l’être humain n’est heureusement pas universelle.

De nombreuses cultures traditionnelles pensent que l’être humain est avant tout un être social et coopératif. Par exemple, dans le sud de l’Afrique est beaucoup utilisé le terme « ubuntu », mot difficile à traduire dans une langue occidentale, qui signifie la bonté naturelle, le sentiment d’une commune humanité, la générosité, la gentillesse, la grandeur d’âme. En d’autres termes, être « humain », c’est être bon.

Un proverbe sud-africain dit : « Umuntu ngumuntu ngabantu », ce qui signifie : « Un être humain est un être humain au travers des autres êtres humains ». L’ubuntu a été au cœur de la démarche de réconciliation initiée par Nelson Mandela en Afrique du Sud [Tutu, 2000].

Ce nouveau millénaire voit se réaliser sous nos yeux ce que ­Thomas Kuhn appelle une révolution scientifique [Kuhn, 2008], c’est-à-dire une période historique exceptionnelle au cours de laquelle se modifient les convictions des spécialistes. Cet épistémologue nous dit que toute révolution scientifique est précédée d’une période de crise au cours de laquelle les chercheurs sont confrontés à des faits de plus en plus nombreux qui contredisent la théorie dominante.

Les théoriciens de l’homme égoïste et violent sont des gens du passé, du siècle passé et même du millénaire passé. Ils ont certes la respectabilité de l’âge à leur service, mais cela ne suffit pas pour conserver une théorie dépourvue de solides fondements.

Les connaissances scientifiques contemporaines nous invitent à porter sur l’être humain un regard teinté d’optimisme et de réalisme. Faisons un pas de plus. L’« optiréalisme » pourrait constituer non seulement une perspective sur l’espèce humaine, mais également le fondement d’un projet de société caractérisé par la convivialité, la coopération et l’empathie [Collectif, 2013 ; Caillé et Les convivialistes, 2016].

J’ai souvent dit à mes étudiants que toute politique publique repose sur une certaine conception de l’être humain, conception souvent implicite, mais qu’il est préférable d’énoncer clairement.

– Suivant une conception essentiellement pessimiste : l’individu étant naturellement violent et égoïste, il est nécessaire de lui imposer des contraintes dures pour que la vie en société soit possible. En amont, à titre préventif, cela s’exprime par des menaces à visée dissuasive, que ce soit en politique intérieure ou en politique internationale. En aval, si des actes néfastes ont été commis, il faut procéder à des sanctions rapides et rigoureuses.

– Suivant une conception essentiellement optimiste : l’individu étant naturellement bon et ses imperfections n’étant que le fruit d’un système social inadapté, il suffit de changer ce dernier pour que tout s’arrange. Par le passé, cela a donné des « lendemains qui chantent »… et des dictatures qui font déchanter.

– Suivant une conception optiréaliste : l’individu ayant une propension fondamentale à la bonté, mais pouvant également se tourner vers la violence, par manque existentiel, il convient de faciliter les situations susceptibles de faire émerger le meilleur de chacun, tout en étant lucide sur le fait qu’aucune société ne peut transformer radicalement les individus. Chacun a sa part de responsabilité, les personnes comme les institutions.

Pour ma part, je suis convaincu que c’est en pariant sur ce qu’il y a de meilleur en l’être humain que ce meilleur peut se révéler.

Dans Revue du MAUSS 2018/1 (n° 51), pages 185 à 200

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Il y a beaucoup de raisons de s’opposer aux formes actuelles (ultralibérales, dérégulationnistes et antipolitiques) de la mondialisation – la principale étant qu’elles s’accompagnent d’une tendance apparemment irrépressible à transformer toute chose, toute activité et toute relation humaine en marchandise.

Mais toutes ces raisons ne sont pas nécessairement cohérentes entre elles. Si leur diversité est une richesse, comme on l’a vu à Porto Alegre, leur hétérogénéité constitue un obstacle à la construction d’alternatives plausibles, viables et durables. On doit donc se demander : qu’est-ce qui, dans le discours de contestation de la globalisation, relève de la nostalgie impuissante ou de l’utopisme stérile ? Qu’est-ce qui, au contraire, est susceptible de rallier les suffrages d’une bonne partie de l’humanité et de dessiner de manière effective, et pas seulement dans le rêve ou le ressentiment, les contours d’un autre monde ? C’est à ce travail de clarification que ce numéro de La Revue du MAUSS s’attaque en organisant une confrontation entre analystes de bords différents et en interrogeant la société-monde qui naît.

Le débat, sans concession, fait apparaître quatre grandes positions : le refus de toute mondialisation, le refus de la mondialisation capitaliste, un réformisme pragmatique et un réformisme qui ne renonce pas aux idéaux. La principale leçon qui s’en dégage est que la condition première d’une autre mondialisation plausible tient dans la reformulation d’un idéal démocratique effectivement universalisable et adapté à la nouvelle donne, un idéal de  » démocratie durable  » en somme. Mais cette reviviscence de l’idéal démocratique n’implique-t-elle pas, à son tour, une réflexion nouvelle sur le fondement des normes éthiques auxquelles nous croyons devoir tenir ?


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