Mystique

L’homme possède donc des Doubles !

L’importance du Double dans l’univers mental de nos lointains ancêtres devrait être claire maintenant. Il se situe au centre d’un complexe anthropologique fondamental, celui des rapports de l’homme avec l’autre monde, aussi bien supérieur qu’infernal.

L’impression d’hétérogénéité, qui se dégage des mille faits consignés dans les textes, s’efface dès que l’on admet les conceptions anciennes de l’âme. Des croyances que l’on pouvait, à juste titre, considérer comme les membres aussitôt que l’on en découvre le dénominateur commun, dès que l’on saisit la pièce centrale du gigantesque puzzle dont les tempêtes de l’Histoire ont éparpillé les morceaux.

L’examen des cultures et des civilisations tardivement christianisées et isolées des grands événements historiques, parce que vivant aux confins du monde dit civilisé, dans les steppes de l’Asie centrale, dans la toundra et dans la taïga, cultures ayant donc conservé des éléments d’un archaïsme vénérable, au premier rang desquels vient le chamanisme, — tout cela permet de reconsidérer les phénomènes étranges, singuliers, diaboliques pour les clercs, merveilleux pour les païens, dont les littératures médiévales se sont faites le réceptacle, conscient ou inconscient.

L’homme possède donc des Doubles, le plus souvent deux : l’un matériel et physique possède le pouvoir de prendre l’aspect d’un animal ou de conserver sa forme humaine, l’autre, spirituel et psychique, aussi capable de métamorphose, mais apparaissant surtout dans les rêves.


Ces Doubles ont la faculté de se rendre dans l’au-delà ou en un lieu quelconque de l’ici-bas, sous l’une ou l’autre de leurs formes, dès que le corps est endormi, plongé en transe ou tombé en catalepsie.

Il est difficile de trancher avec précision entre l’autre moi physique et le Double psychique puisque même nos lointains aïeux les confondaient, comme il ressort des témoignages recueillis au cours de notre enquête.

Chaque ethnie, chaque civilisation a pensé son Double à sa manière, mais dans l’aire géographique dont nous nous sommes occupé, tout semble indiquer que le fond commun à toutes les formes de la croyance est le chamanisme.

Une question reste en suspens pour l’instant : de quelle façon celui-ci a-t-il été connu sur le sol de l’Occident médiéval ?


Fut-il apporté par les Indo-Européens ou existait-il avant eux ?

Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : nous en trouvons la trace aussi bien chez les Grecs et les Romains que chez les Celtes et les Germains. Carlo Ginzberg s’est efforcé de mettre en lumière les connexions des faits avec le monde celtique, nous avons présenté celles qui existent avec le monde germanique, E. Rohde et M. Halbwachs avaient, depuis quelque temps, établi celles qui unissent la Grèce archaïque et le chamanisme.

La constellation des croyances, dont le pivot central est celle en l’existence du Double, se laisse figurer par le schéma ci-dessus qui forme, pour ainsi dire, la synthèse de notre livre.

La mort libère les Doubles; l’alter ego physique donne un revenant, l’autre moi psychique se transforme en fantôme.

Tous deux conservent leur capacité de métamorphose animale, mais l’un se manifeste en rêve et peut agir comme cauchemar, tandis que l’autre apparaît dans la réalité comme un être matériel.

Cauchemar et changement de forme relèvent aussi de la sphère des vivants, et ils sont attribués aux sorcières. Les voyages du Double dans l’au-delà, chez les ancêtres défunts ou chez les esprits et les dieux, sont sécularisés, diabolisés et donnent le vol nocturne des femmes maléfiques, celles qui partent, la nuit, à travers les airs à la suite de Diane et d’Hérodiade, ou encore celles qui suivent dame Abonde et entrent nuitamment dans les maisons…

Le Double ne meurt pas avec le corps : voilà l’explication des fantômes et des revenants, voici la racine de la nécromancie !

Le Double est capable de se transformer : voilà l’origine des histoires de loups-garous et des métamorphoses en bêtes, de soi-même et d’autrui !

Le Double est indépendant dès que le corps se repose, et il part vaquer à ses occupations ou réaliser les désirs de son possesseur : voilà l’explication des pérégrinations nocturnes et diurnes des sorcières et des magiciens, des voyages extatiques des saints et des mystiques !

Selon nos textes, tel ou tel point est plus ou moins développé, plus ou moins évident. Chacun sait le succès qu’a connu le thème du voyage dans l’au-delà, de la catabase, qu’il s’agisse de descendre aux enfers, dans le tertre des fées, d’entrer dans la montagne creuse ou de visiter les lieux d’expiation et l’autre monde, comme Enée, Dante, Tondale et Thurkill…

Le Double s’est, dans ces cas, bien souvent effacé devant l’âme, optique chrétienne, ou devant le corps, comme c’est déjà le cas dans la légende d’Orphée, un des plus anciens témoignages des influences chamaniques sur la constitution de tels récits. Nul n’ignore non plus la vogue qu’a connue la métamorphose à l’époque des grands procès de sorcellerie, ainsi que le thème du sabbat, dernier avatar du voyage extatique.

Il faut admettre que la croyance au Double a possédé une force mémorable puisqu’elle a survécu par-delà les siècles et les siècles.

La victoire du christianisme est essentiellement lexicale : le vocable « âme » a effacé et éliminé toutes les autres dénominations, et tout le monde, même nous, a été victime de ce diktat lexical.

Les Anglo-Saxons n’utilisent-ils point une locution comme external soul, les Allemands Freiseele, et les Français « âme détachable » ou « âme libre » ? C’est le manque de terme adéquat qui a entraîné l’emploi abusif, voire erroné, du mot « âme », alors qu’il faudrait parler, au risque de n’être pas compris, d’alter ego, de second moi, bref : de Double.

La pérennité de la croyance est confondante : n’a-t-il pas été possible, en Europe, de recenser et de consigner des centaines de récits, la plupart rapportés comme une expérience vécue, de Doubles zoomorphes, souris, mouches ou oiselets ? La croyance n’est pas prête de s’éteindre car le spiritisme a repris le flambeau. Voyez l’hypothèse de Léon Rivail (1804-1869), plus connu sous le pseudonyme d’Allan Kardec, formulée en 1857 dans Le Livre des Esprits :

L’homme est formé de trois principes qui se dissocient à la mort : du corps qui périt; de l’âme, principe immortel qui, au décès, tente de se dégager de la matière, car elle reste un certain temps prisonnière du périsprit, enveloppe fluidique, pouvant parfois devenir visible et même se manifester de façon tangible; du périsprit qui constitue le lien entre l’esprit et la matière pendant la vie du corps.

Ce que Kardec nomme périsprit, d’autres l’appellent corps astral. Paracelse parlait de Mumie, les alchimistes de corpus subtile et les cabalistes juifs de zelem

Si la croyance au Double jouit d’une telle vitalité, c’est qu’elle répond à un besoin humain. Elle est porteuse d’un message d’espoir : l’homme n’est pas seul. Les dieux se penchent sur sa destinée et il peut communiquer avec eux. Il reste en contact avec ses ancêtres dégunts, et, grâce à eux, sait que la mort n’est pas une fin mais une retraite temporaire. La transmigration des âmes relève du même monde mental.

En cette fin de siècle tanguant comme un bateau ivre parce que privé de toute transcendance, dans ce crépuscule des idées, l’homme s’est enfermé dans la caverne du pragmatisme et de la science mais, contrairement à la fable platonicienne, il ne perçoit plus les reflets du monde véritable.

Nous ne sommes plus l’Un dans le Tout, mais l’Un sans le Tout, et nous vivons notre existence terrestre sans pouvoir apporter de réponse à une question que ne se posaient pas nos aïeux, protégés qu’ils étaient par un ensemble de croyances réconfortantes : qu’y a-t-il après ?

En perdant notre Double, nous avons perdu notre âme, notre relation au cosmos et, nouveaux Peter Schlemihl, notre place dans l’univers ne nous est plus connue.

Le divertissement remplace tristement les croyances et les rites qui structuraient l’existence humaine, et il ne reste que le silence éternel des espaces infinis.

Extrait du livre fascinant de Claude Lecouteux, Fées, sorcières et loups-garous au Moyen-Âge 


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