Nouveau paradigme

Le temps c’est la pensée

Entretien avec Robert Powell, un des pionniers qui ont contribué à répandre les enseignements de la non-dualité

Q — Dans un de vos livres, vous énoncez que Temps égale Pensée, égale Mémoire, égale une propriété du protoplasme de maintenir les changements physico-chimiques dans sa substance. Pourriez-vous élaborer là-dessus s’il vous plaît ?

R — C’est vraiment très simple : sans la mémoire, il ne pourrait y avoir de pensée. La mémoire, la reconnaissance, dépend de la capacité qu’ont certains tissus vivants d’emmagasiner « un stimulus ». À cet égard, les cellules du cerveau qui sont la contrepartie physique de notre faculté de mémoire sont comme une bande enregistrée sans laquelle l’enregistreuse serait inutile. La reprise de ce stimulus crée le concept du passé. La distance ou l’espace entre l’impression et la reprise est le temps, la « durée ».

Qu’est-ce que la « reconnaissance » ? Et comment peut-on mettre en équation la pensée et le temps ?

J’ai une expérience au présent, je l’associe par la mémoire à une expérience passée et je dis : c’est la même, elle est identique, ou elle est différente de l’expérience précédente. Ce sont les éléments exacts de la pensée.


Le désir est simultané à la pensée.

Si la première expérience est associée au plaisir, la « reconnaissance » renouvelle mon plaisir, mais d’une façon vague, comme si c’était quelque chose d’usagé; et je veux goûter davantage à l’expérience originale, pour en retrouver le goût.

C’est la même chose pour la douleur, mais là je veux qu’elle disparaisse, l’oublier.

On peut voir alors que le mécanisme de l’ »oubli » n’est pas simplement le contraire de la « remémoration » : il en fait partie intégrante.


C’est se souvenir d’une manière négative. Peut-être n’oublions-nous jamais vraiment rien. Mais, parce que le plaisir et la douleur sont associés à chacune des expériences, se souvenir n’est jamais dégagé de l’interférence causée par la force du désir. Ce n’est donc pas une simple question de « perdre » la trace, mais c’est un peu comme le bout d’une banquise qui ne serait plus visible temporairement.

Q — Est-il exact de dire que le Temps peut être divisé en temps chronologique, en temps biologique et en temps psychologique ? Et comment voyez-vous la relation entre eux ?

R. — Le temps biologique ou physiologique est basé sur des événements dans des organismes vivants qui permettent une mesure du temps chronologique, tout comme les événements périodiques dans le monde de la physique et de l’astronomie.

En ce qui concerne la psyché, le temps n’est que la tension entre ce qui est et ce qui devrait être, ce que nous avons appelé ailleurs temps psychologique.

L’effort fait par la psyché pour combler la lacune est le Temps dans le sens psychologique.

Les trois formes du temps ont un facteur en commun : leur dépendance à l’existence d’un système hautement évolué, le système sensoriel-nerveux (incluant le cerveau), qui permet de recevoir et de transformer l’information sous une forme digitale. Ce système doit avoir la possibilité de retenir l’expérience (mémoire), d’où découle une capacité de concevoir une variété d’idées abstraites (comme le passé, le présent et le futur).

En fin de compte, c’est vraiment le dispositif perceptif-évaluatif entier, et son mode digital d’opération, qui crée le temps. Pour parler de façon absolue, toutes ces trois catégories du temps sont illusoires. Mais alors que le temps chronologique et le temps biologique sont tous deux inhérents à l’état essentiel d’être physique et psychologique, le temps psychologique est une superstructure créée par l’intelligence discursive et est la cause de toutes nos entraves. Voilà pourquoi il est tellement vital de comprendre cette question du temps.

Q — Quel est le sens de la Vie, et comment peut-on vivre d’un jour à l’autre ?

R.— Parce que nous n’avons pas reçu la lumière et que nous sommes perplexes, ne sachant quel chemin prendre, nous réclamons toujours un itinéraire pour nous guider dans la vie.

Là où est la lumière réside l’Amour.

Si vous possédez cet Amour, vous serez éternellement dans la lumière. Vous ne connaîtrez plus ni les ténèbres ni l’ignorance. Vous n’aurez plus besoin de guide pour découvrir la voie.

Quand nous sommes tourmentés, nous sommes tentés de chercher l’homme qui possède un plan, une recette pour une vie heureuse; il y a des milliers de personnes qui voudront vous vendre leurs idées : les philosophes, les psychologues, les fanatiques et les imposteurs. Si nous acceptons leurs béquilles, nous serons encore plus mal en point et encore plus embrouillés.

Notre problème ne semble pas un problème de direction, mais plutôt de « choix. »

C’est seulement quand nous devons choisir que nous cherchons un guide soit dans l’expérience des autres, soit dans la nôtre; ou dans Dieu. Pour l’esprit non engagé, vide de toute pensée, existe-t-il un choix ? N’ayant aucun problème psychologique et n’étant donc jamais placé devant un choix, il est pour toujours capable d’action immédiate à partir de l’observation instantanée de ce qui est.

D’autre part, l’esprit sur lequel pèse un problème devient incompétent. Toutes ses énergies sont utilisées pour prendre une décision et il ne lui reste plus rien pour une perception claire. Puisqu’il vit en contradiction, il y a toujours un fossé entre la pensée et l’action; et cette action est teintée à jamais de frustration. Alors que l’esprit vide agit, l’esprit alourdi réagit tout simplement, à cause de sa frustration.

La liberté est incompatible avec le choix; et pour une entité conditionnée, il y a toujours un choix à faire.

Pour cette entité, c’est une façon évidente d’exercer son libre arbitre (fausse appellation flagrante) mais c’est en fait une action entièrement déterminée. Donc, pour vivre d’un jour à l’autre, l’esprit doit redécouvrir sa liberté chaque jour.

Q.— Pourquoi ne se produit-il aucun changement fondamental dans le monde ?

R.— De même qu’il a créé son idée de Dieu, l’Homme a créé le monde à sa propre image. Le monde est le produit de ses peurs, de ses illusions, de ses espoirs, de ses conflits, etc. Quand nous voyons se produire les guerres, la cruauté, les exploitations de toutes sortes dans le monde, celles-ci ne sont en fait que les projections de ce qui se passe dans l’esprit de l’homme. En conséquence, la vraie crise se situe non pas dans le monde, mais dans la conscience. Le monde ne sera autre que s’il se produit une révolution totale dans le cœur de l’individu.

Une des plus grandes entraves à ce changement fondamental, c’est que nous ne reconnaissons pas ce fait. L’homme perçoit le Monde comme étant très réel; il est incapable de différencier le Réel de l’Illusion. Alors, il s’installe et attend que le monde change et non pas lui; tout cela fait partie de l’inertie psychologique de l’homme.

Tant que l’homme poursuivra les mêmes buts qu’il poursuit depuis des millénaires, fondés essentiellement sur l’accroissement du soi qui forme la partie animale de son être, il n’y aura certainement aucun changement. Ce changement ne peut se produire qu’avec la perception essentielle du vide des « choses », et par la réalisation que c’est nous qui fabriquons notre dualité.

Q.— Dans votre livre Crise de conscience (p. 121), vous énoncez que toute chose découle de la Pensée : et qu’il n’y a aucune matière opposée à la Pensée. Pouvez-vous m’éclairer là-dessus ?

R.— Nous ne comprenons que par comparaison, corrélation de concepts, de symboles et ainsi de suite. C’est la façon d’agir de la pensée, et toute notre conception suprême de la réalité ne peut venir que de la pensée. Mais cette conception de la réalité doit nécessairement être ternie par la limitation de la pensée. C’est comme regarder le monde à travers des lunettes colorées : l’image portera toujours le témoignage de la présence des verres. Si nous ne sommes pas conscients de porter des lunettes, l’image sera alors réelle selon nous.

De même, notre conception de la réalité sera toujours circonscrite par la dualité, la pensée conduisant à une simple abstraction; et si nous n’avons pas exploré le mécanisme complet de la pensée en profondeur, cette abstraction nous paraîtra réelle.

Aller encore plus loin dans notre recherche, c’est-à-dire ne pas en être retenus pas des conceptions et des abstractions, est encore possible, mais pour y arriver, nous devrons d’abord comprendre tout à fait comment la dualité opère, comment nos idées se forment. Ce n’est pas du mysticisme, mais cela fait partie du mécanisme de la connaissance du soi, qui est la clé de toute espèce de connaissance, parce qu’on y découvre que le soi n’est pas différent du non-soi.

Dans ce passage de mon livre, j’ai tenté d’indiquer que tous les concepts, toutes les entités, toutes les « choses », résultent d’une expérimentation de l’espace-temps (mode particulièrement essentiel à notre façon de penser). Aucune de ces choses n’est finalement réelle, mais toutes appartiennent à la pensée. Vous pouvez les additionner, les soustraire, les manipuler dans n’importe quel sens; la réalité n’en naîtra jamais. Même le fait qu’elles soient liées leur a été imposé par la pensée elle-même, et coïncide avec le nom exact, la définition des entités.

Prenez par exemple le mot « matière »; il n’a de valeur que comme concept empirique; mais sur une base fondamentale, une telle conceptualisation devient une perte de temps. La pensée a créé la matière en la nommant; alors, ce n’est pas tout à fait juste de dire qu’elle est identique ou non identique à la pensée.

L’ultime réalité, même non reconnaissable par la pensée ou à l’intérieur de la pensée, a été appelée de plusieurs façons : la non-dualité, l’Unique, et ainsi de suite.

Dans certains écrits orientaux, on l’a désignée comme l’Esprit (remarquez la majuscule). Ceci n’a rien à voir et ne doit pas être confondu avec l’esprit de l’homme en tant que créateur de dualité. D’une certaine façon, le terme est mal choisi à cause de son potentiel de confusion. D’un autre côté, on a peut-être opté pour lui, en partie du moins, pour contrer cette école de philosophie prévalant à l’Ouest particulièrement, qui perçoit la réalité ultime comme matière, et l’esprit comme secondaire, accidentel et n’ayant rien à voir avec le monde matériel.

Q.— Existe-t-il une relation entre la « moralité » sociale acceptée et la moralité non fabriquée par l’homme ?

R — La moralité actuelle est fondée entièrement sur la pensée, l’idéation, le précepte. Comme la pensée, ainsi que nous l’avons vu, est le produit d’une culture particulière, d’un ensemble de facteurs conditionnants, la moralité est régie par l’espace et le temps, elle n’a donc rien d’absolu. Puisqu’elle n’est qu’un système d’éthique, qu’un amas de règles, tels qu’il en faut pour jouer le jeu de la société, le mot moralité n’est vraiment pas le bon.

La moralité est l’invention d’une société particulière pour se maintenir en tant que telle. Les éléments qui détiennent le plus de pouvoir dans cette société y jouent le plus grand rôle, parce qu’ils ont le plus à perdre dans n’importe quelle révolution. Ceci veut dire que cette moralité est à tout jamais teintée d’hypocrisie; les règles de conduite sont mises en place pour les « autres » et non pour soi. N’est-il pas vrai que la moralité est toujours utilisée comme une arme par les forces les plus conservatrices de la société, comme une contre-force au « changement » ? Paradoxalement, la liberté amène ses propres disciplines et sa propre moralité, mais elles ne sont pas « imposées ».

Elles ne sont pas un nouvel ensemble de règles, un résultat d’une idéation, mais sont inhérentes à cette liberté. Et comme telles, elles n’ont rien de commun avec les valeurs de la société.

Q. — A un certain moment, vous avez énoncé ou inféré que la structure psychologique de la société est fondée non pas sur la santé d’esprit mais sur l’insanité. Quel est selon vous le pire trait d’une telle insanité ?

R. — Le fait que la société fuit en face de la mort est le pire trait de son insanité. Pourquoi ? Parce que sa vénération du succès, de la gloire, de la propriété privée est en contradiction directe avec la reconnaissance de notre vraie nature qui pourrait être représentée par la triade Rien/Nature passagère/Vulnérabilité. Le pouvoir religieux parle avec volubilité des « valeurs éternelles », mais dans cette analogie, « éternité » représente « permanence ». C’est pourquoi la société nous pousse à accumuler les biens matériels, intellectuels, et même ceux que l’on dit « spirituels ». Pour l’individu qui a cependant compris le Néant du soi (et du non-soi), de telles valeurs sont trop profanes, ou irréelles, et donc non spirituelles.

En se fondant alors sur cette monumentale illusion, l’homme voue sa vie à l’acquisition de ces biens n’ayant aucune valeur, et ce faisant il est en lutte constante avec ses semblables. Car, ne vous y trompez pas, une telle société ne peut qu’être impitoyablement compétitive à tous les niveaux; elle alimente cette attitude du « chacun pour soi », qu’on appelle euphémiquement « entreprise privée ».

On prétend que rien de bon ne peut jamais venir d’une société qui refuse la réalité, et que c’est comme bâtir une maison sur des sables mouvants. Il est impossible de concilier un mode de vie fondé essentiellement sur la violence et le conflit, avec le potentiel et le besoin humain de s’épanouir dans la bonté. Là où la compétition et l’ambition prévalent, il ne peut y avoir paix et coopération entre les hommes. On peut trouver occasionnellement des cas de coopération entre les gens en guerre lorsqu’ils sont menacés par un ennemi commun, mais jamais coopération et paix en même temps.

Quant à savoir si la société ne peut pas découvrir la réalité ou, si elle le fait après en avoir entrevu quelques vérités amères, la question est valable mais importe peu, puisqu’à la fin le résultat est le même. Si tel était le cas, la société pourrait très bien s’endurcir dans cette attitude et s’accrocher à de fausses valeurs comme réaction de fuite à ce qui est réel. Après tout, la société reflète et agit pour l’ego, et l’ego et la réalité ne peuvent pas coexister.

Q — Dans Crise de conscience (p. 130) vous mentionnez l’objet comme étant à l’origine de la Dualité. Ma question est donc : comment l’esprit crée-t-il l’ »objet »?

R — Le mot Maya (mesurer) signifie illusion, et l’homme est la mesure de toute chose. Une mouche, par exemple, voit un monde totalement différent, et la chauve-souris perçoit une « image-son » de son environnement; il y a donc autre chose que la beauté dans l’œil et l’esprit du témoin.

Alors, le monde que l’homme perçoit est autant le résultat de sa propre fabrication psychophysiologique que de la nature du monde en soi (s’il en est une). Comme nous avons démontré ailleurs (Crise de conscience, page 108) l’ »objet en soi » n’existe pas réellement; il est toujours relatif à l’observateur, et c’est cet observateur qui fait le lien entre la réalité comme « objet » ou entité.

Créer l’ »objet » c’est après tout mesurer, limiter, ériger « quelque chose » dans un cadre de référence espace-temps. C’est ce que le système « œil-esprit » fait constamment, convertissant les impulsions digitales des nerfs en entités à trois dimensions.

Avec l’image viennent la pensée et le désir, et ainsi de suite.

Donc, l’espace-temps ou « objet » n’est pas séparé de l’esprit.

Il est partie intégrante de notre pensée, mais nous sommes victimes de l’illusion que l’espace-temps est quelque chose d’extérieur à l’esprit. (Voir aussi chapitre 22, p. 178, du livre susmentionné.)

Le fait d’être conscient de la dualité (c’est-à-dire du soi et du non-soi, et subséquemment des myriades d’entités du monde extérieur) coïncide avec celui de vouloir les « nommer ». Le langage confirme et perpétue aussitôt la dualité, qui est notre façon particulière d’être conscients.

Q. — Vous avez énoncé quelque part, et je l’ai entendu dire ailleurs, que même si le corps et l’esprit semblent différer, ils ne font qu’un en réalité. Pourriez-vous me démontrer pourquoi ils sont identiques ?

R — Il me serait tout aussi difficile de prouver leur identité qu’il le serait pour vous de démontrer que leurs différences apparentes sont réelles; mais dans certains champs d’intérêt, il est plus important de voir quelque chose par nous-même que d’en être persuadé par les autres.

La science orthodoxe considère encore en général que l’esprit et la matière, donc l’esprit et le corps, sont des domaines différents. La plupart d’entre nous avons été élevés dans cette croyance, ou encore nous ne nous sommes même pas posé de questions sur le sujet. Cependant, comme c’est presque universellement le cas, les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être. Quelles sont donc les natures réelles de l’esprit et de la matière ? Nous pouvons peut-être symboliser l’esprit en énumérant quelques-unes de ses caractéristiques et nous pouvons faire la même chose pour la matière, mais savons-nous seulement ce qu’ils sont ?

Par exemple, nous pouvons dire que la matière est composée de telle ou telle particule, elle-même composée de particules plus petites et ainsi de suite, et cependant nous n’avons pas encore répondu à la question de savoir ce que sont la matière et l’esprit (ou n’importe quoi d’autre).

Nous devons donc conclure que, puisque nous ne savons pas ce que sont l’esprit et la matière, nous n’avons pas les qualifications nécessaires pour donner une signification à la séparation impliquée par les mots. Les mots coupent toujours de la réalité, comme le mot de la fin. Les mots ne font que poser la question parce qu’ils reflètent (et c’est de là qu’ils viennent) les apparences. À un certain niveau, ce n’est que trop évident : par exemple, nous savons tous que la vapeur et la glace sont composées d’eau, même si leurs apparences diffèrent. Mais le problème est beaucoup plus profond. Pour arriver à découvrir quelque chose d’original, nous devons d’abord nous évader de ce cercle vicieux et dépasser le niveau verbal.

Notre discussion a été jusqu’à maintenant entièrement négative, presque agnostique. Cependant, il me semble que de simples faits d’expérience peuvent indiquer où se cache la vérité. J’aimerais d’abord vous poser la question suivante : si le corps et l’esprit appartiennent vraiment à des sphères absolument différentes, leur serait-il possible d’être en proche et constante interaction ?

En fait, leur serait-il possible d’agir l’un sur l’autre même à un niveau banal ? Il est vrai que chez tout individu normalement en santé, il semble exister la plus entière coopération possible en même temps qu’une interaction presque complète entre le corps et l’esprit. Chaque moment d’activité consciente en témoigne.

Par exemple, la simple pensée (ma décision mentale) d’allonger les jambes produit (ou mieux encore, est accompagnée) d’un mouvement d’allongement des jambes, petit miracle que l’on prend normalement pour acquis en dépit du regard qui prévaut sur le pouvoir de la pensée comme si elle était absolument intangible, presque éthérée, et donc très éloignée de quelque chose d’aussi grossièrement matériel qu’un pouvoir musculaire.

Les physiologues ont découvert que même à un niveau moins conscient, comme dans le rêve, ou la rêverie, le simple fait de penser à une action corporelle a sa contrepartie dans une réaction musculaire si minime soit-elle.

Par ce même mystérieux pouvoir de la pensée, des changements chimiques et autres se produisent également. Je n’ai qu’à penser à quelque nourriture appétissante pour que ma bouche sécrète de la salive. Songez aussi à ces interactions étroites entre la vie mentale et l’activité hormonale. Plusieurs autres phénomènes d’actions commandées à distance pourraient être mentionnés ici. Nous en acceptons certaines très simplement, mais nous faisons beaucoup d’histoires pour d’autres, en disant : « L’esprit est au-dessus de la matière ! » Alors qu’il serait plus juste de dire : « L’esprit est avec la matière ! »

À cette étape, on pourrait simplifier encore en disant : « Chaque pensée est accompagnée par des changements électriques dans les cellules du cerveau et ce sont ces mêmes phénomènes électriques qui sont finalement responsables du déclenchement des contractions musculaires. Les phénomènes d’électricité sont des phénomènes matériels, et il faut alors se demander : Comment ces changements électriques se produisent-ils sans cause physique apparente ?

À ce stade de notre enquête, je me sens obligé de poser ceci comme principe : ou la matière n’est pas tout à fait ce que je croyais, ou la pensée n’est pas tout à fait ce que j’imaginais qu’elle était; ou bien les deux propositions peuvent être considérées justes.

Ou le corps et l’esprit appartiennent à des ordres de réalité différents et n’ont aucun point de contact, et toute interaction est alors impossible; ou ils ne sont pas intrinsèquement différents et, dans ce cas, ils peuvent avoir certains points de rencontre entre eux, ce qui rend l’interaction possible.

Laissez-moi utiliser quelques analogies pour élucider la situation.

Pour qu’une force soit efficace en déplaçant un objet sur lequel elle agit, il doit y avoir un quelconque point d’attaque ou « point d’appui »; il s’ensuit qu’il n’y a que « comme » qui peut agir effectivement sur « comme ».

Par exemple, la lumière peut interagir avec la lumière, le son avec le son, mais les ondes lumineuses et les ondes sonores n’ont pas d’interaction. La propulsion d’un bateau à voiles est rendue possible par le fait que ses voiles captent le vent et en utilisent l’énergie cinétique, mais ces mêmes voiles ne peuvent pas utiliser l’énergie de ce que l’on pourrait appeler une « tempête magnétique » (ce qui, soit dit en passant, n’est pas un orage du tout, mais comporte des champs magnétiques, associés à une haute activité de taches solaires).

Le fait que le corps et l’esprit aient une interaction si proche m’indique fortement qu’ils ne sont pas vraiment différents à un niveau non visible plus profond. Et s’ils ne sont pas différents intrinsèquement, ils doivent être identiques, comme les deux côtés d’une pièce de monnaie.

Une fois accepté comme un fait, cela jettera une lumière nouvelle sur d’autres phénomènes, tels que les maladies psychosomatiques et la douleur. Désormais, nous pourrons voir l’être humain comme une unité psychosomatique plutôt que comme une entité dualistique composée d’un corps et d’un esprit.

Il existe d’autres façons moins raisonnées d’arriver à une perception de cette vérité, et d’une manière totale. Par exemple, nous pouvons découvrir l’apparence de toute dualité, qui est notre Maya, en examinant soigneusement le phénomène de perception, en commençant par la nature de « celui qui perçoit ».

Q — En essayant d’être « attentif sans faire de choix », je trouve très difficile d’établir un jugement. Je pense que c’est la difficulté majeure de la plupart des gens de l’Ouest qui pratiquent cette observation en étant conditionnés et influencés dès leur enfance par la morale judéo-chrétienne.

R — A l’Ouest, les gens sont conditionnés par une chose, et à l’Est par une autre, mais le contenu particulier de leur conditionnement importe peu quant à l’issue. Le fait est que nous ne sommes plus des êtres humains mais des entités conditionnés dont les réflexes sont devenus psychologiques et donc mécaniques. Et tout conditionnement, quelle qu’en soit la nature, empêche de voir les choses telles qu’elles sont.

Puis-je vous demander maintenant, monsieur, pourquoi vous voulez être conscient ? Voulez-vous l’être pour arriver à quelque chose ? Ou désirez-vous être conscient parce que vous en voyez clairement l’urgente nécessité ? Est-ce que l’attention est une chose dont vous avez entendu parler mais qui n’appartient pas à votre expérience ordinaire ou est-ce partie intégrante de la vie ?

La plupart de nos activités sont le résultat de pressions extérieures ou de la perspective d’une récompense quelconque; en d’autres termes : le fouet et la carotte.

On fait relativement peu de choses sans motivation; un travail fait par amour est devenu une chose très rare de nos jours.

La conscience sans choix doit être faite par amour, autrement elle n’a aucun sens.

Ce n’est ni une activité mécanique ni une discipline que l’on vous impose, pas plus qu’un autre combat à livrer pour un but, une récompense. Si vous en faites une autre pratique de routine, parce que vous avez un but quelconque, ce ne sera plus une conscience sans choix mais un processus de résistance et une perte d’énergie.

Je connais une dame qui pratique la prise de conscience, mais seulement quand des choses déplaisantes l’entourent; elle ne réalise pas le côté boiteux de son activité, c’est-à-dire son effort de s’épargner de la douleur, pour conserver tout le plaisir. En d’autres mots, elle voudrait tout avoir, et spiritualité et bien-être. Même si elle parle beaucoup d’ »opposés transcendants » et devrait à cause de cela en savoir davantage. En réalité, son « exercice spirituel » n’est qu’une autre forme de réflexe conditionné.

D’autres personnes que je connais aiment à se défaire d’un conditionnement en s’attaquant à lui de plein fouet; c’est le chemin de la violence et il ne peut en résulter que d’autres luttes. Parce que toute action engendre ses propres réactions, ces personnes ne réussiront qu’à troquer une forme de conditionnement pour une autre, un peu comme un catholique qui devient athée ou vice versa.

Notre conditionnement étant la nature même de nos cellules cérébrales, il ne peut être détruit ou neutralisé par aucune action; on ne peut que le contourner. Quand vous l’aurez contourné par une conscience sans choix, vous n’accorderez plus aucune force à ce conditionnement. Il pourra s’effacer naturellement.

Comment peut-on contourner son conditionnement ?

En se l’exposant à soi-même. Devant une telle mise à nu, l’entité conditionnée persévère-t-elle ? Elle n’existe qu’en autant que vous êtes menés, manipulés par un héritage particulier. Contourner son conditionnement, c’est un peu comme triompher d’un individu sans le combattre, une forme du judo mental.

En somme, la conscience sans choix doit naître sans aucune pression de l’esprit, spontanément; autrement, elle n’est pas « sans choix ». Examinez tout d’abord la question de motivation, et voyez si votre conscience sans choix est le moyen d’arriver à une fin, ou si c’est une fin en soi pour vous. Si tel est le cas, vous serez en présence de justes assises. Ne tentez pas alors de « retenir votre jugement, » c’est impossible; si vous essayez de le faire, vous ne ferez que refouler la pensée et donner plus de force à l’esprit subconscient.

N’essayez pas d’être conscient. Soyez-le. Faites-en l’expérience, jouez avec, et voyez ce qui se produit; personne ne peut vous le dire, et si quelqu’un vous le disait, cela n’aurait aucune valeur pour vous. N’en faites surtout pas un problème; nous en avons déjà assez comme ça !

Soyez conscient passivement de tout ce qui se déroule devant les yeux de votre esprit, et si un objet fait surgir un « jugement », acceptez-le comme tel et ne soyez conscient que de ça.

Voyez à ce que tous les actes d’observation mentale soient également importants ou non importants, que ce soit à la première observation ou à la deuxième, une « seconde pensée ». En d’autres mots, il n’y a aucune sorte de discrimination dans la prise de conscience, donc aucun besoin de choisir, de réprimer ou d’exalter une pensée, bien que le jugement puisse les étiqueter comme « bonnes » ou « mauvaises » et chaque pensée doit être observée séparément à un moment donné, parce qu’il n’y a pas de rétention d’observation mentale par la mémoire.

Étant ainsi conscient de toutes observations et de leurs réactions et associations possibles, dans l’instant, sans mémorisation et donc sans donner d’impulsion à la pensée et sans créer de résistance entre celui qui voit et ce qui est vu, existe-t-il encore un censeur à l’œuvre et qui juge selon l’éthique judéo-chrétienne, ou tout autre forme d’éthique ? Sans ce censeur, reste-t-il encore un centre de conditionnement ? Que se produit-il donc ?

Sans aucune action consciente de la part de l’observateur, le cortège de réflexion et d’images mentales a sensiblement ralenti; et en même temps, la vision est devenue plus directe, plus vive, parce qu’elle n’est plus défigurée par aucune sorte de conditionnement. Une telle vision ne laisse aucune trace dans la mémoire; elle n’alimente plus notre conditionnement.

Q — Comme beaucoup d’autres écrivains, vous parlez de vérité — la Vérité — comme si c’était quelque chose d’unique et d’absolu. Mais ai-je raison de croire qu’il n’y a rien de tel qu’une vérité objective, que la vérité renfermera toujours un élément de subjectivité et qu’elle dépendra alors du point de vue de chacun ?

R — D’une façon, vous avez raison, mais d’une autre vous avez tort. Dans la mesure où nous considérons la vérité comme connaissance ou information, cette présomption est exacte. (Même la vérité scientifique ne concerne que des relativités et n’est donc ni unique ni absolue.) Mais parmi ceux d’entre nous qui parlons de la vérité — du moins ici, je parle pour moi-même — nous ne considérons pas qu’il soit possible d’exprimer cette vérité par une formule religieuse doctrinale telle que : « Tu es cela » (comme E = mc2), ou par une quelconque philosophie de l’homme et de l’univers, aussi compréhensible qu’elle puisse l’être.

À bien y penser, ou plutôt, à n’y pas penser, je ne suis même pas sûr qu’il y ait un « univers ». (Nous ne sommes pas généralement conscients des suppositions sous-entendues qu’implique l’utilisation d’un tel terme.)

Je ne sais vraiment rien de ces choses, et je me méfie des philosophies qui tentent de découvrir la Vérité par l’étude de l’astronomie (et de l’astrologie) comme étant quelque relation entre l’Homme et l’univers physique. Mon attitude est la même quand il s’agit de tentatives pour connaître la signification de l’existence en reliant l’Homme au Temps, c’est-à-dire à quelque processus d’évolution hypothétique. J’aime beaucoup mieux ne pas m’aventurer trop loin de chez moi et étudier les choses qui touchent à l’homme avec lequel je suis intimement impliqué : c’est-à-dire la douleur, le plaisir, le désir, l’attachement et la peur.

Je préfère de beaucoup méditer sur le peu de connaissance déductive que je possède sur le cerveau, spécifiquement sur sa fonction comme ordinateur complexe reproduisant des données digitales complexes, sous forme d’impulsions nerveuses. Tant que je ne connaîtrai pas mon moi et que je serai occupé à le découvrir, je ne m’inquiéterai pas trop de la nature ultime des réalités cosmiques. Naturellement, je ne dis pas qu’il n’y a pas de place pour des études telles que l’astronomie et la cosmologie, mais non pas en tant que moyen de trouver la clé de la réalité. Cette clé est en moi et non là-haut.1

Selon moi, toutes les tentatives d’exprimer la vérité sont comme essayer de contenir toutes les eaux d’un océan dans un baquet.

De telles interprétations de (la) vérité sont à leur meilleur en symbolique; et rappelons-nous que tous les symboles sont en fin de compte des créations de l’esprit, et au pire, des analogies verbalisées de vérités fragmentaires. Mais si votre définition de la vérité signifie un aperçu, une compréhension, une expérience pas encore verbalisée et donc traduite par quelque chose d’autre, alors je pense que vous avez tort.

Le malheur vient de ce que pour nous le langage est devenu tellement important (et indéniablement, il est important à un certain niveau, comme moyen spécifique de communication) que parfois, nous oublions que notre monde de vie et d’expérimentation est intrinsèquement non verbal et non symbolique.

C’est-à-dire que nous avons tendance à oublier que le mot n’est pas la chose, et que d’une manière générale le mot bloque le chemin à la compréhension totale.

Quand nous « comprenons » une séquence de mots ou de symboles, il y a compréhension d’une certaine façon, mais elle est et demeure toujours une compréhension partielle cette compréhension fragmentaire peut bloquer la compréhension totale qui arrive d’une vision directe, non verbale et non symbolique.

Comme il arrive fréquemment quand nous ne voyons pas du même œil une discussion, les différents de base, sont le plus souvent causés par des ambiguïtés ou des obscurités sémantiques. C’est la même chose dans le cas qui nous intéresse.

Que voulons-nous dire exactement par « vérité » ?

Parlons-nous de la vérité comme connaissance ou de la vérité comme compréhension ? La confusion est rendue plus complexe pour quelques-uns d’entre nous parce que certaines écritures orientales (bouddhistes, par exemple) emploient le terme « vraie connaissance » dans un sens spécifique. Il ne signifie pas seulement « donnée correcte » ou « information utile », mais plutôt une manière de voir, un aperçu essentiel d’une situation donnée, particulièrement celle qui concerne « soi » en relation avec un moment spécifique.

La « vraie connaissance » est plus exactement une façon de vivre, de comprendre, dans laquelle on observe le monde à chaque instant d’un œil innocent.

On y découvre paradoxalement que dans une telle perception, dans laquelle l’observateur s’est délivré de toute connaissance et expérience, une chose peut être perçue comme vraie ou fausse, infailliblement et instantanément.

La « vraie connaissance » est donc en fait « la non-connaissance », et je pense que l’effort que font parfois les auteurs religieux pour différencier, 1′ »innocence » de l’ »ignorance » devient absolument inutile et est probablement dû aux préjugés défavorables au terme « ignorance » dans une société qui accorde un intérêt primordial à la « connaissance ».

(Cette philosophie qui clame que « la connaissance c’est le pouvoir », est aux antipodes mêmes de l’Idiot du Zen !)

Car, quand je veux apprendre quelque chose, ne dois-je pas être complètement libre d’idées préconçues pouvant nuire à mon observation, et aussi par ce que le peu que je sais serait peut-être absolument inexact ou hors de propos ? Ne dois-je donc pas d’abord me dire : « Je ne sais pas », afin de me placer dans un état maximum de réceptivité ? Même dans le domaine spirituel, et surtout là, il semble qu’ »un petit peu de savoir soit une chose dangereuse ! »

La situation est encore plus confuse du fait que dans l’Est, le terme Avidya ou ignorance ne veut pas tellement dire « manque de connaissance » (définition d’ignorance donnée par Oxford English Dictionnary) mais plutôt « manque de compréhension ».

La Vérité et la Connaissance appartiennent à des mondes différents.

Je ne sais pas si vous y avez jamais pensé, mais le soi, avec son expérience immédiate, est vraiment tout ce qui existe. Tout, et même le monde entier, ne s’y trouve-t-il pas contenu ? Je peux vous sembler un cas de mégalomanie en m’exprimant de cette façon, mais ne me condamnez pas; pensez-y plutôt vous-même très attentivement, et vous verrez bien.

Au sens profond du terme, nous pouvons affirmer que « l’Homme est la mesure de toutes choses ».

Donc, nous devons comprendre l’homme comme étant la seule unité de mesure, ce qui veut dire que pour nous, la mesure et le mesuré, l’observateur et l’observé, le penseur et la pensée ne font qu’un. Nous n’avançons rien de mystique ou de surnaturel, mais nous voulons dire qu’à chaque instant il peut y avoir plénitude dans la simple vision du soi dans la connexité : c’est là notre seule réalité.

On ne peut que suggérer la vérité : elle ne peut jamais être transmise.

La question suivante : « Quelle est la vérité ? », n’est pas légitime et ne signifie rien si vous vous attendez à ce qu’on vous réponde. Elle ne le devient que si vous vous la posez à vous-même. Toute verbalisation ou description de la vérité n’est pertinente et valide que dans un sens négatif : « pas ceci, pas cela… » C’est pourquoi il est un peu simple de discuter de la vérité car on peut outrepasser la vérité dans le sens le plus limité du mot.

La vérité est une expérience personnelle, mais sa perception n’est ni subjective, ni objective, ni individuelle, ni universelle dans sa validité. Le moment de vérité est un moment de libération dans lequel il n’y a ni le soi ni le non-soi. Ceci met fin à toute catégorisation, et c’est alors le commencement du silence.

Q. — Il y a quelques années, dans le but d’explorer l’inconnu et pour mieux me connaître, je suis allé à Mexico afin de participer à des cérémonies appelées « agapes aux champignons » (c’est-à-dire la consommation de champignons contenant de la psilocybine, un produit chimique psychédélique). Au moment de ces cérémonies, j’ai vivement perçu le côté faux ou négatif de ma nature. Cependant, même cette vision forcée n’a expurgé ni mon ambition ni mon avidité. En conséquence, je ne pense pas que la conscience puisse libérer immédiatement quiconque de sa condition malgré ce qu’indique Krishnamurti. Je crois qu’il est plutôt simplement possible d’en diminuer l’emprise en persistant à pratiquer ce genre d’exercice d’observation du soi « maintenant et ici » pendant une longue période.

R. — Pourquoi se perd-on en longueur pour constater l’infime nature de l’ego et la combinaison de ses activités ? Pourquoi la conscience est-elle tellement un problème ? Comme nous avons discuté le thème du gradualisme plusieurs fois, nous ne nous y attarderons pas aujourd’hui encore.

Ce que vous laissez entendre par votre question est très important, c’est-à-dire que ce que vous voulez savoir, c’est s’il peut se produire un changement fondamental dans la qualité de vie d’une personne, et si tel est le cas, comment il faut s’organiser pour que cela soit !

Par « changement fondamental », on ne signifie pas que l’on modifie simplement ou que l’on annihile sa personnalité, mais que l’on rompt complètement avec l’ancienne, ce qui se traduit par une rupture avec le passé. Ceci constitue un véritable tournant dans le cours de l’existence de l’individu et le terme « reconnaissance » n’est peut-être pas inapproprié dans cette conjoncture.

Je crois que nous subissons une renaissance comme résultat d’un éclaircissement complet de l’esprit, cette question à savoir si oui ou non le changement sera durable n’a plus d’importance. Elle ne se pose donc que dans la mesure où l’observateur la prend pour une révélation éblouissante.

La difficulté pour la plupart d’entre nous est de voir tout dans son ensemble, et c’est pourtant la clé de la « conscience ».

Vous savez qu’occasionnellement il arrive que nous ayons une vision totale, d’une clarté parfaite, lorsque par exemple nous nous sentons menacés par un grand danger. Quand je n’ai qu’une seconde pour agir, et donc pas du tout le temps d’y réfléchir, l’esprit se fait silencieux, et à ce moment même tous les sens sont dans un état de sensibilité accrue. Il se peut qu’en marchant je réalise soudainement que je me dirige vers un précipice profond. Est-ce que je ne m’arrête pas tout de suite ? Est-il nécessaire que j’y regarde à plusieurs fois pour me convaincre que je dois me détourner de ma direction dangereuse ?

Évidemment pas. Maintenant, cela peut être aussi vrai dans n’importe quelle autre situation si nous connaissons l’art d’être conscient. Strictement parlant, la conscience ne peut pas s’apprendre, mais elle devient possible si nous comprenons ce qui se passe lorsque nous ne sommes pas conscients.

Être conscient signifie percevoir une chose dans sa totalité, pour pouvoir passer à une action immédiate sans tergiversation. Percevoir totalement, c’est donc avoir une vision sans l’observateur et toute son idéation qui interfère avec la vision. Une telle vision est un processus impersonnel qui n’entraîne pas d’émotions (qui appartiennent à l’observateur) et elle ne peut donc être mesurée en intensité comme étant « très forte » ou autrement. Elle n’est pas non plus fragmentaire, comme lorsque vous différenciez votre côté « positif » et votre côté « négatif ».

Qui, de toute manière, décide de ce qui est « positif » ou « négatif », « mauvais » ou « bon », etc., si ce n’est l’observateur à cause de son héritage ?

Comme je l’ai déjà énoncé, pratiquer la « conscience sans choix », c’est observer en silence, c’est-à-dire sans jugement, sans faire de catégorisation, sans émotion; ceci ne laisse absolument pas de place à l’observateur (qui est l’éternel censeur).

La conscience substitue à un « appris » un « désappris », c’est-à-dire un « désappris » des réflexes conditionnés de l’observateur. Contrairement à la plupart des processus « appris/désappris », elle n’entraîne ni discipline ni répression.

Maintenant, supposons qu’étant conscient dans ce sens, j’aie perçu profondément mon identité et, que de ce fait je sache ce que je suis — ou plutôt ce que je ne suis pas —, est-ce que je continue alors comme si de rien n’était ?

Ma conduite est-elle la même que si je croyais encore à cette identité erronée ? Ou y a-t-il là un arrêt immédiat de toute recherche et de tout effort pour arriver à un accomplissement personnel ?

Je sais que je peux avoir soulevé plus de questions que je n’ai offert de solutions. Faisons chacun l’expérience de la conscience; nous ne connaîtrons pas les réponses avant d’avoir vraiment expérimenté la chose.

Q. — A la page 30 de Crise de conscience, vous écrivez : « … Si je me suis vu tel que je suis vraiment, une purification immédiate ne se produit-elle pas ? » Je me demande si Krishnamurti ne semble pas contredire ceci (Madras Talks, 1953, page 59) : « La Réalité naît de beaucoup de méditation, méditer étant réfléchir, surveiller, observer, en se méfiant des ruses de l’esprit… »

R. — Il est toujours dangereux de prendre une phrase, un paragraphe, et de l’isoler du contexte original d’un livre, en particulier si l’on traite de matières aussi subtiles que celles-ci. Il est très possible d’en venir à une contradiction qui semble prouver exactement le contraire de ce qui y est dit.

Quoi que vous aimeriez comprendre des paroles de Krishnamurti que vous citez, celui-ci ne manque que rarement l’occasion de nous prouver que le gradualisme n’est pas la voie vers la réalité, et que le temps engendre le désordre si nous dépendons de lui pour découvrir l’éternel. Krishnamurti est très au courant de nos préoccupations dont fait partie notre dépendance au temps.

Soit dit en passant, ceci illustre très bien les difficultés que présente l’utilisation de citations, pas tellement au niveau de la science et de la technologie, mais quand il s’agit d’une enquête fondamentale en rapport avec des questions psychologiques. Je ne suis pas contre les citations, je m’en sers à l’occasion, mais je me méfie de la façon dont elles sont utilisées.

Quand ces citations servent de point de départ, leurs sources deviennent nos autorités, et lorsque nous dépendons d’autorités, il n’y a plus de véritable recherche, et encore moins sur nous-mêmes.

D’un autre côté, invoquer une citation, sans en dépendre pour éclaircir l’aperçu déjà acquis, ne me paraît pas constituer un obstacle pour apprendre, surtout si celle-ci sert à démontrer mieux que l’on peut le faire soi-même.

Pour en revenir à la citation de mon livre, page 30, en comparant celle-ci avec le texte de la page 90, vous décèlerez une contradiction apparente identique. Si vous relisez ce qui a été dit à la page 30, vous verrez que j’essayais d’indiquer la futilité de tout processus pour « exercer » l’esprit en vue d’une transformation éventuelle.

L’exercice implique une amélioration graduelle, ou un façonnage reposant sur deux facteurs : la discipline et le simple passage du temps. Cela n’est possible que si ce que l’on veut améliorer a une continuité essentielle dans le temps. Il est donc possible d’exercer son corps et sa mémoire, cette dernière représente la partie de la psyché qui a une continuité.

La découverte de soi-même, d’un autre côté, n’est pas un processus d’accumulation d’information sur soi.

Elle ne se construit pas sur le passé en créant une continuité. C’est plutôt une voie vers la compréhension immédiate : une vision de ce que l’on est, et de ce qui est à un moment particulier. Cet éclair d’intuition donne une plénitude de vision parce qu’il ne vient pas d’un point de vue limité né du résultat de certaines identifications.

Une telle vision est donc libre de toute résistance et ne conduit donc pas par réaction à une interférence avec ce qui est perçu. Par conséquent, en l’absence d’un point de vue étroit, qui est le « Je », grand responsable d’états tels que l’ »ambition » et l’ »avidité », on en arrive à une transformation momentanée. Que peut-elle donc être d’autre qu’une sorte de « purification immédiate » ?

Dans une autre partie du livre, à la page 90, je discutais la situation totale d’une personne consciente du moins pour une partie de sa vie éveillée, en relation avec le concept de satori tel que le Bouddhisme Zen le promulgue. J’hésite généralement à m’engager dans des discussions en rapport avec la nature du satori, à savoir s’il y a petit ou grand satori, s’il est réversible ou irréversible, ou même encore si seulement le satori existe.

Je pense que plus souvent qu’autrement, dans la nature des choses, de telles délibérations ne peuvent être que des spéculations ajoutées par la notion erronée de continuité — par l’idée que nous nous faisons de l’identité définie et durable — et par une sorte de nostalgie de la permanence. Je ne sais pas si vous y avez déjà songé sérieusement, mais il me semble que si l’homme n’est pas une entité psychologique durable mais une manifestation momentanée d’un processus de pensée, l’idée même de l’ »être éclairé » devient alors plutôt douteuse, ou ne signifie absolument rien. Je suis d’accord avec le mot « lumière ».

Mais pour ce qui est de l’individu « éclairé », c’est autre chose. Ce dernier mot impliquerait qu’on est finalement « arrivé », un achèvement irréversible, un état de permanence. Comment pourrait-il en être ainsi quand on sait très bien que rien n’est permanent en ce bas monde ?

S’il vous plaît, ne m’interprétez pas mal; je ne fais qu’enquêter, je ne maintiens pas catégoriquement qu’il ne peut pas y avoir ou qu’il peut y avoir un « Être éclairé » (ou même plusieurs). Ne devons-nous pas demeurer constamment sur nos gardes afin de ne rien tenir pour acquis, afin de pouvoir découvrir par nos propres vérifications si une thèse particulière s’actualise ou si elle demeure un simple concept ?

Je crois personnellement, et je l’ai énoncé ailleurs, qu’un moment de clarté dans la conscience n’est pas un état final; ce n’est vraiment que le commencement d’un processus d’apprentissage.

Car, à cause et par ces moments éternels de perception immédiate, il se produit un mouvement additionnel qui diffère des mouvements à l’intérieur du temps, celui-là ne semble, pour moi, avoir ni dessein ni fin en vue. Ce mouvement d’exploration profonde du soi est un mouvement dans lequel la réalité se révèle de plus en plus et où nous semblons devenir de plus en plus partie de cette réalité.

C’est malgré tout un processus dans lequel le temps et la pensée ne jouent pas le moindre rôle. Mais aussitôt que nous commençons à parler de ces choses, nous nous exposons à la confusion. Car un mot, pour nous, a des associations définies; et quand nous parlons de tel « mouvement » ou de « beaucoup de méditation », l’esprit s’empare immédiatement de cette terminologie pour quantifier et traduire l’expression comme une chose impliquant plus ou moins le temps.

Peut-il y avoir satori si un tel mouvement de méditation représente un voyage interminable qui n’a ni commencement ni fin comme le dit Krishnamurti ? Et si tout cela était mal compris et que le voyage avait une fin, après tout, comment le saurions-nous jamais ? Ce n’est pas une chose qui peut se résoudre logiquement, et encore moins se deviner. Si notre attitude personnelle ne vient pas d’une expérience directe, cette connaissance ne peut être que celle d’un tiers et implique l’acceptation d’une autorité et de tous ses traquenards.

Q.— Mon problème à moi vient de ce que je ne sais pas si, tel que Krishnamurti le suggère, je devrais m’impliquer entièrement dans tout ce qui m’entoure ou si je devrais me tenir à l’écart et laisser le monde s’occuper de lui-même, tel que Ramana Maharshi nous exhorte à le faire.

R — Non, madame, vous faites une interprétation fragmentaire des enseignements de Maharshi, et toute interprétation, qu’elle soit la vôtre ou la mienne, est tout à fait hors de propos et ne peut qu’être nuisible à la vérité. Pourquoi recourons-nous à des enseignements ? Nous le faisons parce que nous voulons des directives et que c’est précisément ce que ces enseignements paraissent nous offrir : quelque information tangible qu’il nous suffit d’admettre, de comprendre et de suivre pour atteindre notre but.

Il est malheureusement vrai, cependant, qu’aussi longtemps que nous ne dépasserons pas la compréhension verbale de ce qui nous semble être des conclusions toutes faites, nous n’atteindrons jamais le but véritable de ces enseignements ; mais en ne nous laissant pas séduire par des mots et des concepts, aurons-nous encore besoin de ces enseignements ?

Les enseignements ne sont que des mots, des formules, et dès que le niveau verbal est dépassé — ce qui signifie aller au-delà de la « dualité » —, nous sommes en contact immédiat avec le monde et nous apprenons très effectivement ce qui le concerne, non à travers un écran de mots et d’idées mais d’une façon directe, et nous sommes alors au-dessus de tout enseignement.

On pourrait donc se demander à quoi servent les enseignements.

Tout enseignant qui se respecte n’a qu’un but, une mission : faire douter les hommes de leurs certitudes présentes, les délivrer de toute mentalité bourgeoise (le mot bourgeois n’est pas employé ici dans sa signification politique) et éveiller en eux un esprit de recherche véritable.

Dans cette recherche, qui exige une énorme discipline personnelle, rien ne doit être tenu pour acquis et aucun fait ne doit être interprété ou jugé selon nos idées préconçues, nos « sympathies » ou nos « antipathies ».

Aussi, l’enseignement par lui-même n’a aucune utilité immédiate en ce qui concerne notre libération, il peut atteindre nos points faibles; en agissant comme catalyseur. Il peut déclencher alors un moyen de connaissance qui nous permet de nous diriger tout seul pour la première fois de notre vie et de nous passer de maître.

Peut-être aurai-je réussi à élucider certaines maximes de Ramana Maharshi lorsqu’il dit par exemple : « Le vrai guru est au-dedans de nous ». Il est au-dedans de chacun de nous et quand on découvrira cette vérité, on aura peut-être découvert ce qu’est la méditation.

Quand j’utilise ce terme dont on a beaucoup abusé, je ne parle pas de la méditation factice qui consiste à cultiver un certain état de pensée mystique, sorte d’hypnose intérieure, ou encore de la concentration précise sur quelque sujet sans intérêt. Nous ne pouvons pas approfondir le sujet ici, mais la méditation serait mieux définie en disant qu’elle est un moyen d’enquête « pré-verbale » qui, comme le dicte le bon sens, devrait commencer par un examen de l’enquêteur lui-même. Et parce que l’enquête est préalable à sa verbalisation, on peut voir en silence ce qui est, sans la distraction bruyante de ce qui devrait être.

Après cette digression, regardons d’un œil nouveau la question de l’engagement, et cette fois sans accepter de directive d’aucune sorte.

Que signifions-nous quand nous disons : « Nous devons nous engager ». Ne laissons-nous pas entendre que notre état actuel est complètement à l’opposé et qu’il pourrait se qualifier d’isolement ou de séparation ?

Il me semble pourtant quoi que nous fassions, que cela nous plaise ou non, nous sommes quand même déjà engagés à fond de plusieurs façons essentielles sans même que nous le réalisions. N’est-il pas vrai qu’au niveau végétatif de notre existence, nous ne fonctionnons pas du tout comme des entités isolées, mais comme des êtres complètement intégrés à notre environnement physique sans aucun effort conscient de notre part ?

Tout se produit comme si nous faisions partie de quelque chose de beaucoup plus vaste, sans aucune directive de l’entité que nous appelons le « soi ».

En fait, le contraire nous semble vrai aussi : dès que le cerveau essaie d’intervenir dans le développement autonome du corps, nous courons aux ennuis. Ces développements se font tout seuls, le corps paraissant posséder une sagesse bien à lui. J’ai tenté d’indiquer, en d’autres occasions, qu’en tant qu’entité physiologique et physique, l’isolement de l’homme n’est qu’empirique. Fondamentalement, c’est une illusion malgré la limite apparente de la peau.

Qu’est-ce donc l’homme du point de vue de l’organisme psychologique ?

Ici encore, la situation réelle me semble très différente de l’image que nous nous en faisons. En tant qu’êtres psychologiques et sociaux, que cela nous plaise ou non, ne sommes-nous pas dépendants et donc engagés dans la société et le monde où nous vivons ?

L’univers entier n’est-il pas en communication et ne sommes-nous pas constamment en relation et en interaction avec notre environnement ? N’avons-nous pas observé aussi que ce qui importe le plus dans la nature, c’est le maintien de ces relations mutuelles, l’équilibre de la vie, dont dépend la survivance des espèces, et que ce que nous appelons « l’individu », (l’entité isolée) n’a relativement que peu d’importance ?

D’où est alors venue cette idée que nous devions nous engager ?

Elle est survenue, évidemment, parce que nous tenons au concept selon lequel nous sommes des entités isolées; le concept opposé, être non isolé, c’est-à-dire être, nous semble être la mort définitive. En d’autres termes, bien que nous soyons intrinsèquement et totalement submergés par la vie, par la conscience, et donc « engagés », nous créons psychologiquement notre propre isolement (artificiel) et luttons pour le maintenir.

C’est-à-dire qu’en partant de l’idée d’isolement, ne nous sentant pas engagés, nous nous créons des images de nous-mêmes et des autres; et comme nous l’avons déjà vu précédemment, tant qu’il y aura effets d’images combinées, nous pourrons établir de vrai rapport entre nous. Alors sentant vaguement notre état d’isolement artificiel, qui s’exprime par un sentiment de profonde solitude, de futilité (qui est réellement notre frustration de ne voir aucune signification, aucun but à la vie) et aussi de désespoir, nous demandons : « Ne dois-je pas m’engager ? » Et sous la question, on entend le cri d’agonie de l’être humain qui cherche à se réaliser par n’importe quel moyen.

Alors, le problème ne semble pas être de savoir comment s’engager, mais plutôt de connaître, une façon de renverser le processus d’isolement dans lequel nous nous évadons constamment pour ne pas avoir à faire face à la vie, comment arrêter d’ériger des barrières de souvenirs personnels qui augmentent cette illusion d’isolement.

N’est-il pas ironique qu’étant exclus comme nous le sommes du courant de la conscience universelle, nous nous efforcions d’être plus « exclusifs » encore ?

Le fait d’être « ordinaires », c’est-à-dire, non différenciés, nous apparaît comme le comble de l’horreur et du malheur.

Il est une vérité qui devrait s’imposer à nous, selon laquelle l’individu n’est pas plus contre la société, que la société contre l’individu, mais qu’ils sont tous les deux comme les deux faces d’une même pièce de monnaie.

Quand on ne s’enferme donc pas dans sa tour d’ivoire et qu’on vit véritablement sans autodéfense (ce qui veut dire qu’on est complètement vulnérable et qu’on ne fuit devant rien) dans cet état de laisser-faire, on est engagé tout simplement en étant soi-même; et la question d’engagement ne se pose donc même plus.

Posons le problème autrement. La plupart d’entre nous entretenons notre isolement par toutes sortes d’activités, d’échappatoires; quand on fait pression sur nous (c’est-à-dire quand notre autonomie, qui est notre isolement, notre propre intérêt, est menacée) nous choisissons la solution de moindre résistance, nous acceptons, nous devenons des « gens qui acceptent ».

Quand nous voyons que le mal est commis au nom de Dieu, de la nation, de l’humanité, de la justice ou de n’importe quoi d’autre, il est beaucoup plus facile et plus sûr de dire oui ou de se taire (autre façon de « dire oui »).

Mais quand nous cesserons de fonctionner dans les limites de notre intérêt personnel, nous découvrirons que nous sommes devenus des « gens qui refusent » spontanément et sans crainte. Nous serons alors entièrement « mis en action », c’est-à-dire au diapason de la vie dans sa totalité et non pas seulement pour ce qui nous apporte plaisir et sécurité.

L’idée même d’être des « gens qui refusent » et d’aller à l’encontre des tendances dominantes subira une transformation draconienne.

Nos actions ne seront plus des réactions dirigées pour ou contre quelque chose. Cette non-action ne sera plus un processus de résistance mais deviendra l’action la plus positive et la plus puissante de la terre.

Tant et aussi longtemps que vous chercherez à vous engager ou que vous vous en ferez un problème, sans approfondir la structure entière de notre existence fragmentaire ou isolée, votre « engagement » ne représentera qu’une élucubration de votre ego. Tant qu’il y a un peu de motivation, tant qu’on fait un effort conscient pour s’accorder une part de l’action, il ne peut y avoir de véritable engagement puisque, comme nous l’avons vu dans notre enquête, le maintien de l’entité isolée et l’engagement sont toujours mutuellement exclusifs.

Q. — La question : « Quel est le sens de la vie ? » m’a hanté pendant plusieurs années. Il me semble que nous continuerons de patauger dans une mer d’incertitude tant que nous n’arriverons pas à une réponse satisfaisante. Ne pensez-vous pas que c’est pour cette raison que pendant des siècles, pour donner un sens à nos vies, la révélation religieuse a étouffé l’esprit humain ? Et n’est-ce pas ce même vide inhérent qui a poussé l’homme à se créer toujours de nouveaux buts ?

R. — Nous passons notre temps à nous poser des questions, mais c’est une bonne chose en soi, car nous devons enquêter sur les issues fondamentales. C’est un art, cependant, de poser des questions, de poser les bonnes questions. Poser une question valable, c’est déjà un grand pas vers la compréhension du problème, que la question ait une réponse ou non.

Plusieurs de nos questions ne sont cependant pas valables; c’est-à-dire qu’elles n’ont qu’un sens verbal et ne sont pas actuelles. Quand on se permet une activité aussi purement intellectuelle, on sort de la voie du monde réel.

Quand vous vous demandez : « Quel est le sens de la vie ? », vous en êtes déjà venu à la conclusion que la vie a un sens.

Comment le savez-vous ? S’il y a un tel sens, est-ce que cela n’implique pas qu’il y a quelque chose au-dessus et au-delà de la vie ? Si vous arrivez à percer l’absurdité d’une telle implication, il vous paraîtra aussitôt que votre question n’est pas valable.

Nous posons des questions sensées, mais elles ne sont pas tellement pénétrantes parce que la conscience limitée de l’homme est essentiellement réfléchie, et seulement cela. Nous mesurons toute chose avec l’unité de mesure du « sens » et nous croyons que nous pouvons mesurer aussi ce qui, comme la vie, a produit toute chose, mais qui dans son infinité demeure non mesurable.

Presque toutes les constructions doivent servir à quelque chose à l’exception peut-être des créations purement artistiques. Même l’ordinateur électronique, qui ne produit rien d’autre que des nombres au hasard, a un sens, celui d’être totalement insensé (« état de hasard », lequel ironiquement est plutôt difficile à atteindre à un niveau mental), et prouve son utilité lors d’expériences statistiques.

Parce que presque toutes nos activités sont utilitaires ou tendent vers un but, nous gardons cette façon de penser si fortement humaine et l’appliquons aux questions importantes de la vie, là où on aurait justement besoin de transcender notre humanité. Il devient évidemment difficile de voir la vie de façon non utilitaire et de percevoir les choses en tant que telles plutôt que pour leur potentiel d’être ce que nous pensons qu’elles devraient être. Mais ne nous suffit-il pas de vivre sans chercher à donner un sens à tout ce que l’on accomplit ?

Même si, en tant qu’individus, nous apportions un sens à un quelconque projet, quelle différence cela ferait-il quant à notre bonheur ? Cela éliminerait-il les souffrances ? L’individu ne serait-il pas comme un pion dans un jeu d’échecs tout puissant ? N’est-il pas suffisant de faire quelque chose par amour, quelles qu’en soient l’utilité ou la récompense personnelle ?

Dans la mesure où les êtres humains sont des créatures de l’espace et du temps, ils ont cette étroite perspective téléologique, mais dans la mesure où ils transcendent toutes les limites dualistiques, ils ont une vision infinie.

Pour vraiment s’adapter à l’Existence, pour vivre vraiment, il faut être une sorte d’amphibie, également chez soi dans les deux mondes de la dualité et de la non-dualité.

Et cela ne devient possible que par la vision infinie qui nous élève au-dessus de notre petit soi. Alors, seulement, pourrons-nous vivre avec le néant et fonctionner efficacement à partir de ce vide.

Q — Pourquoi avez-vous écrit dans Crise de conscience que la fin de la pensée est le commencement de l’amour ?

R — L’amour est probablement le mot le plus utilisé dans toutes les langues. Nous parlons toujours d’amour, et nous le qualifions d’érotique, de platonique, de profane, de divin, de paternel, de maternel, de filial, d’amour de soi, etc. Toutes ces catégories ont ceci en commun qu’elles sont caractérisées par et dépendantes d’une image mentale particulière; c’est-à-dire qu’elles impliquent la pensée en rapport avec l’objet de cet amour.

Puisque j’ai énoncé que l’amour naît de la cessation de la pensée, je ne peux évidemment avoir eu à l’esprit aucun des types d’amour mentionnés plus haut.

J’essaie d’exprimer quelque chose de tout à fait différent et qui est aussi très simple même si, plus nous en parlons, plus cela semble compliqué. Je ne veux pas en venir à une nouvelle catégorie d’amour à laquelle personne n’a jamais songé; ce n’est pas non plus le mysticisme, ni la sentimentalité, ni ce que l’on appelle ordinairement la « sympathie ». Essentiellement, cela concerne l’établissement de véritables relations dans la vie de l’individu.

La relation avec les autres, comme nous le savons pour la plupart d’entre nous, est une chose substituée, quelque chose d’abstrait, d’intellectuel.

J’aborde un individu avec l’idée, l’image que j’ai de lui; et lui m’aborde de la même façon, avec l’image qu’il a de moi. Donc, cette relation est substituée, irréelle; parce que ce sont ces images, qui sont le résultat de la pensée et de la mémoire, qui se rencontrent.

La véritable relation n’est possible que si l’esprit est vide d’idées, d’opinions, d’abstractions; c’est-à-dire qu’il n’y a relation, communion, que dans l’observation silencieuse.

Une telle observation n’a pas de centre, d’observateur, qui pèse, compare, juge. La relation qui naît de l’observation sans un centre n’est pas ce que l’on appelle l’ »amour » de façon conventionnelle, qui n’est que le simple effet réciproque d’une image sur une autre, mais une communion dans laquelle l’observateur, l’observé et l’observation ne font qu’un. Une telle vision n’est donc pas faussée, elle est délivrée de l’effort, délivrée de tout conflit d’intérêts, délivrée du désir de changer l’autre, délivrée de l’exigence, délivrée de la jalousie.

Parce que nous avons créé et fermement établi le centre immuable, l’observateur, avec lequel nous abordons toute relation, une telle communion est très rare de nos jours. J’ai simplement choisi de l’appeler Amour — bien que le mot n’importe pas — parce qu’en une telle vision, dans un tel état d’expérimentation et dans cette façon de vivre, le monde redevient un tout.

Robert Powell (1918-2013) est né à Amsterdam. Après avoir obtenu un doctorat en chimie de l’Université de Londres, il poursuit une carrière d’abord comme un chimiste industriel et plus tard comme un écrivain de science et rédacteur en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Son exploration de la spiritualité a commencé dans les années 1960. Sa quête l’a amené au Zen et plus tard à un certain nombre de maîtres spirituels dont J. Krishnamurti, Ramana Maharshi et Nisargadatta Maharaj. Avec Wei Wu Wei, Douglas Harding et Alan Watts,  Il a écrit plusieurs livres s’inspirant des enseignements non duels et de son propre vécu et a édité trois livres d’entretiens avec Nisargadatta. Il a passé la dernière partie de sa vie avec son épouse Gina, à La Jolla, en Californie.


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