Mystique

La naissance de l’islam dans une Arabie monothéiste

En Arabie, le judaïsme a longtemps été la religion principale.

Les tribus musulmanes et juives de Yathrib (future Médine) composent la structure sociale au travers de laquelle s’organisent les forces politiques et religieuses, dans l’oasis de Médine, au début de l’Hégire qui correspond au début de la carrière de Mahomet en tant que chef, d’un point de vue historique.

L’histoire se démarque de la tradition et des textes religieux de l’islam (Sira et Coran) en ce que, sans pour autant rejeter par principe les présentations classiques, celles-ci sont passées au crible de ces méthodes. Selon la tradition, en 622, après la seconde rencontre d’Aqaba qui scelle ce départ dans un serment d’allégeance, Mahomet quitte La Mecque avec un groupe de fidèles (Muhadjir), d’où ils furent bannis. Ils s’installent à Yathrib, où Mahomet s’impose comme chef, avec l’ambition de développer un pouvoir politique (pactes) et religieux (conversions).

Dans un premier temps, en pacificateur, il convertit les membres de plusieurs tribus (Ansar) et, par des pactes connus sous le nom de « Constitution de Médine », il soumet à son autorité plusieurs tribus, dont trois tribus juives (il y a très peu de chrétiens à Yathrib). Mahomet se rapproche des mœurs propres au peuple d’Israël pour rallier ces tribus (interdits alimentaires et période de jeûne), mais cette ouverture tourne rapidement à l’échec.


Un conflit s’installe qui se termine par l’expulsion brutale de deux tribus juives, puis, après jugement, par un massacre de la totalité des hommes et mise en esclavage des femmes et des enfants de la troisième tribu juive. L’émergence de ce type de violence organisée va saisir de stupeur les Arabes en général.

Comment ça s’est passé ?

Aux alentours du 11 février 624, le prophète Mahomet rompt avec les tribus juives de Médine en choisissant de prier non plus vers Jérusalem mais vers La Mecque. Cette rupture va déboucher sur un combat à mort.

Au printemps 624 a lieu la bataille du puits de Badr, qui voit la victoire des musulmans sur les Mecquois malgré leur infériorité numérique. Mais Mahomet remarque que les juifs de Médine se sont tenus à l’écart de la bataille.


Le fossé se creuse entre les juifs de Médine et la communauté des croyants. Trahisons, violences et médisances alimentent la zizanie, malgré le code de bonne conduite établi lors de l’arrivée de Mahomet. Un incident met le feu aux poudres quand une ou plusieurs musulmanes sont molestées au marché par des juifs de la tribu des Banu-Kainuka. La tribu mise en cause refuse de payer l’amende réglementaire aux parents des victimes musulmanes et se voit obligée d’émigrer.

Un peu plus tard, le 21 mars 625, lors de la fameuse bataille d’Ohod entre Mecquois et Médinois, la deuxième tribu juive, celle des Banu-Nadhir, se voit reprocher de soutenir les habitants de La Mecque. Elle est chassée vers le nord après un long siège et une violente bataille contre les musulmans. La crise arrive à son terme en 627, après la bataille du fossé qui met une dernière fois aux prises Mecquois et musulmans de Médine.

Mahomet décide d’en finir avec les juifs de la troisième et dernière tribu de Médine, les Banu-Kuraiza, qu’il accuse (ce qui est vrai) d’avoir soutenu les assaillants. Au terme d’un siège de 25 jours, les juifs sont contraints de se rendre.

Mahomet confie à l’un de ses compagnons, un membre de la tribu des Aws, le soin de les juger. Ce dernier recommande de mettre à mort les hommes selon l’ancienne loi hébraïque ! Dont acte. Les musulmans décapitent 600 à 700 hommes et les ensevelissent dans une grande fosse de la place du marché de Médine. Ils se partagent les biens de la tribu, ainsi que les femmes et les enfants.

Pourtant, en Arabie, le judaïsme a longtemps été la religion principale.

Dans quelles circonstances l’islam est-il apparu ?

L’Arabie a connu, pendant la deuxième moitié du VIe siècle, une crise très grave qui a effacé beaucoup d’informations. L’empire himyarite du Yémen, qui avait conquis toute la péninsule, s’est disloqué, ouvrant la voie à une anarchie généralisée, génératrice de misère matérielle et intellectuelle.

La plupart des écrits de la période ont disparu. On ne retrouve aujourd’hui que des inscriptions, dont la plus récente est datée de soixante-deux ans avant l’hégire. Progressivement s’est donc imposée l’idée qu’avant l’islam régnaient l’ignorance et le polythéisme.

Cette conviction avait la faveur des innombrables convertis issus du christianisme et du judaïsme, qui ne voulaient pas que Muhammad ait eu pour principaux adversaires des juifs et des chrétiens. Mais cette vision est largement erronée. L’Arabie était monothéiste, et depuis longtemps.

La Mecque était alors une ville insignifiante, qui ne comptait que quelques centaines d’habitants. Son fameux pèlerinage n’a eu qu’une incidence locale jusqu’à la fin du VIe siècle. Il est alors possible qu’après avoir été miraculeusement sauvée d’une attaque elle ait acquis la réputation de bénéficier de la faveur divine, d’où une autorité nouvelle.

Mais même La Mecque n’était plus strictement polythéiste. Si on lit le Coran, on constate que l’auditoire de Muhammad à La Mecque a des réflexions, des attitudes qui impliquent une certaine forme de monothéisme. Ainsi, quand il explique aux Mecquois qu’il est un homme envoyé par Dieu pour transmettre Son message, ceux-ci lui répondent que cela ne peut pas être vrai. Pourquoi ? Parce qu’un simple être humain ne peut avoir de contact avec Dieu.

S’ils avaient été adorateurs d’idoles de bois ou de pierre, ils n’auraient pas répondu cela. Il est clair qu’ils avaient déjà une certaine conception de la transcendance. Ce que l’historienne américaine Patricia Crone a très bien démontré dans ses derniers écrits.

Quand on veut comprendre comment et pourquoi est apparu le monothéisme radical de l’islam, il faut étudier l’histoire de l’Arabie sur le long terme. Or elle est principalement juive. Le judaïsme y était prédominant avant le VIe siècle. C’était la religion officielle dans le royaume de Himyar, dans le sud de l’Arabie, et dans le nord du Hedjaz. Le christianisme, lui, est présent à l’est.

Au VIe siècle, l’Éthiopie impose sa tutelle sur Himyar, dont les rois sont désormais chrétiens. Quand l’un d’entre eux, Joseph, se révolte contre les Éthiopiens, les chrétiens alliés de l’Éthiopie sont massacrés, notamment à Najrân. Après une terrible expédition de représailles, le roi himyarite chrétien – placé sur le trône par le roi d’Éthiopie vers 530 – fait du christianisme la religion officielle. Peu après, cependant, vers 535, le chef de l’armée éthiopienne d’occupation, Abraha, s’empare du trône.

Or la population de Himyar est juive, alors il choisit une voie médiane pour ne pas la heurter. Sur ses inscriptions, l’invocation à la Trinité qui était «  Au nom de Rahmânân, de son Fils Christ vainqueur et de l’Esprit saint  » devient «  Au nom de Rahmânân, de son Messie et de l’Esprit saint  ».

«  Rahmânân  » est le nom de Dieu pour les Juifs himyarites ; il est le nom du Père pour les chrétiens. Le nom qui signifie le «  Miséricordieux  » est conservé dans l’arabe musulman comme une épithète de Dieu sous la forme «  al-Rahmān  ».

Abraha propose une vision du christianisme où Jésus n’est pas un dieu, ce qui est acceptable par les Juifs. Cette définition sera reprise par le Coran, où Jésus devient le messie fils de Myriam/Marie. Formellement, c’est identique. On peut tout à fait supposer que Muhammad a été inspiré par cet exemple..

A cette époque, en Arabie, deux populations cohabitent sur le territoire.

La première, qui se considère comme l’élite, vit dans une société urbanisée, administrée et intégrée dans des réseaux commerciaux ; elle respecte des lois, paie des taxes, pratique l’écriture depuis plus de mille ans et sait construire et irriguer ; elle se dit «  himyarite  ».

L’autre population, qui se trouve principalement dans la steppe et le désert, est constituée de petits groupes vivant en autarcie, le plus souvent misérables, en marge du monde développé ; les Himyarites appellent ces groupes «  les Arabes  ».

Il n’existe pas alors d’Arabes au sens moderne, linguistique ou ethnique. La misère des «  Arabes  » est bien illustrée par la reconstruction de la Kaaba de La Mecque quand Muhammad était encore un jeune homme. Les Mecquois doivent alors faire appel à un Égyptien, car ils n’ont pas les compétences sur place, et, faute de matériaux, ils en sont réduits à utiliser les poutres d’un navire échoué.

Comment est né le nom d’Allah  ?

Les chrétiens arabes n’appelaient pas Dieu «  Rahmânân  », comme les chrétiens himyarites. Ils étaient entrés en dissidence, dès la fin du Ve siècle, s’exprimant par le biais d’une écriture originale, la première écriture arabe. Ils avaient leur propre calendrier.

Cinq inscriptions ont été retrouvées ces dernières années, où Dieu est nommé al-Ilâh, «  le Dieu  ». On a aussi trouvé deux inscriptions qui donnent des noms de personnes formées avec ce nom de Dieu, comme Dieudonné ou Isidore. On dispose encore, grâce à un manuscrit syriaque, de la liste de 174 chrétiens de Najrân tués en novembre 523 par le roi Joseph, lors de sa révolte contre les Éthiopiens. Trois ont un nom aisément reconnaissable comme chrétien : David, Abraham et Serge. Dix autres s’appellent Abdallah. On découvre là que les chrétiens de Najrân abrègent «  al-Ilâh  » en «  Allâh  ».

On ne sait pas précisément quand et pourquoi le culte d’Allâh a été introduit à La Mecque.

D’après Al-Azraqi, il y avait dans la Kaaba des images représentant Marie avec son fils, des anges et Abraham. Après la prise de La Mecque et la destruction des idoles, Muhammad aurait demandé à ce que l’image de Marie avec son fils ne soit pas effacée. Ce pourrait être un indice que le dieu Allâh de La Mecque était conçu comme réunissant le dieu polythéiste et le Dieu des chrétiens arabes.

L’importance de Jérusalem dans la prédication de Muhammad témoigne de son attachement au judaïsme.

Pendant longtemps, on a mis l’accent sur le Muhammad législateur, le réformateur de la société qui bâtit une communauté dans la longue durée. Aujourd’hui, beaucoup rappellent que, jusqu’à la fin, Muhammad a été un prophète eschatologique, qui annonce la fin du monde et le Jugement dernier. Le Coran soutient ces deux points de vue.

Cependant il est difficile d’y voir clair, d’autant plus que l’histoire du texte coranique est en cours de révision. La version que nous connaissons remonte au calife Abd al-Malik, mort en 705, soixante-dix ans après la mort de Muhammad et la fin de la prédication. Auparavant, de nombreuses interventions rédactionnelles s’observent sur les fragments rassemblés ; par ailleurs, on commence à déceler une même provenance pour des fragments présentant des caractères communs. Il ne s’agit pas d’un texte figé dès la mort de Muhammad, comme on l’a cru.

L’histoire de l’Islam a été écrite tard, plus de cent cinquante ans après la mort de Muhammad, car une communauté qui se met en branle n’écrit pas sa propre histoire. Pendant longtemps, on ne s’est intéressé qu’au texte coranique, à sa collecte, sa signification, et aux conséquences qu’il avait sur la vie pratique. On s’est focalisé sur les gestes, les paroles, les actes en cherchant à savoir ce qu’auraient fait Muhammad et ses premiers compagnons.

Les guerres civiles qui ont bouleversé la vie de la communauté après la mort de Muhammad ont retardé encore l’écriture de l’histoire. Ce n’est qu’à la fin du VIIIe siècle que les savants ont commencé à compiler de vastes recueils de traditions. Mais leur valeur historique est vivement contestée depuis quelques décennies.

Les arguments ne manquent pas : les fausses traditions sont innombrables ; celles qui sont les plus sûres ont été triées et (souvent) manipulées ; les ignorances des grands savants de l’islam sur le passé préislamique sont abyssales. Pourtant, il est fréquent que les traditions transmettent des données exactes, vérifiables par l’archéologie.

Un bon exemple est offert par l’éléphant que le roi Abraha exhibait pour impressionner ses sujets ; on en a trouvé le dessin dans le désert, à quelque 100 kilomètres au nord de Najrân. Mais cette mémoire du passé n’excède pas une ou deux générations avant Muhammad.

La science européenne a commencé à s’intéresser à la religion musulmane et à ses origines au début du XIXe siècle. Très vite, il est apparu que l’une des principales sources d’inspiration du Coran était le judaïsme, dont la trace est aisément identifiable dans le lexique, les concepts, les pratiques rituelles ou les récits exemplaires.

La question s’est alors posée de savoir comment le premier islam avait été influencé par le judaïsme.

La réforme religieuse du roi himyarite Abïkarib a certainement été une source d’inspiration pour Muhammad. Certains hauts personnages de la capitale himyarite prétendent appartenir au peuple d’Israël, et non plus à leur commune d’origine. Il me semble que cette indication, et le rang donné à Israël, traduisent la volonté de la monarchie himyarite de briser les clivages tribaux traditionnels et de les remplacer par une communauté unique, fondée sur la religion.

Muhammad, en arrivant à Yathrib, a évidemment été confronté au même problème du tribalisme. Il l’a résolu en créant une communauté des croyants, la Oumma musulmane, comme l’avait fait Abïkarib. Mais il se distingue de ce dernier en cumulant les fonctions prophétique et régalienne. C’était sans doute l’une des conditions du succès.

Les sources islamiques dont nous disposons aujourd’hui, composées plus de deux siècles après les événements – ce qui amène certains chercheurs à les récuser – suggèrent trois types de réponse.

La première est la présence d’importantes communautés juives dans les oasis du Nord du Hijàz, principalement Khaybar, Taymâ ou Yathrib. Or, c’est dans cette dernière oasis (renommée par la suite Médine) que Muhammad fonde la première principauté musulmane en 622. Il était donc naturel de supposer que Muhammad tirait ses connaissances d’un contact direct avec les juifs de Yathrib, sans exclure une transmission secondaire par les polythéistes de la même oasis, qui étaient les clients des tribus juives avant de former le noyau initial de la communauté musulmane.

La deuxième réponse est donnée par le métier exercé par Muhammad à La Mecque. On sait qu’il fut pendant une vingtaine d’années un négociant aisé, conduisant des caravanes de marchandises vers le Yémen, la Syrie ou l’Arabie orientale, pays où il était aisé de rencontrer des adeptes de toutes sortes de croyances.

Une troisième source d’influence pourrait être la conversion du Yémen au judaïsme, sous des rois nommés Abu Karib et Joseph (Yùsuf), de nombreuses générations avant Muhammad. Il apparaît aujourd’hui que cette troisième explication s’impose.

Le judaïsme acquiert une position dominante dans la moitié Sud-Ouest de la péninsule près de 250 ans avant la fondation de la principauté musulmane de Yathrib et la conserve pendant 150 ans.

Cette conviction, progressivement partagée par la plupart des spécialistes de l’Arabie du Sud, peine encore à s’imposer chez les islamisants. Or, les documents prouvant la vigueur et le rayonnement du judaïsme de Himyar se multiplient.

Pour donner une idée de la rapidité des évolutions, depuis un an, cinq inscriptions qui apportent de nouveaux éclairages à cette question ont été découvertes. Par ailleurs on peut visiter en Israël le caveau  réservé aux Himyarites dans la nécropole de Beth Sheharim. Ces données nouvelles conduisent à réexaminer les relations complexes de Himyar avec le judaïsme à la veille de l’islam.

Le judaïsme de l’Arabie préislamique

Les sources externes

Pour apprécier dans quelle mesure le judaïsme a gagné des adeptes et a joué un rôle politique dans l’Arabie préislamique, il faut d’abord évoquer les sources externes, dans lesquelles on regroupe les traditions manuscrites en langues grecque, syriaque, guèze et arabe, mais aussi les inscriptions juives de Palestine. On s’étendra davantage sur ces dernières.

La tradition manuscrite

La tradition manuscrite nous éclaire avant tout sur Himyar. Rappelons que ce royaume yéménite unifie l’ensemble de l’Arabie méridionale dans le dernier quart du IIIe siècle, en conquérant les royaumes de Saba’ et du Hadramawt.

Pendant le IVe siècle, Himyar étend progressivement son influence sur l’Arabie centrale et occidentale, jusqu’à contrôler près de la moitié de la péninsule, ce qui est formalisé vers 430 dans un ajout qu’Abïkarib fait à la titulature royale dans une inscription rupestre relevée non loin d’al-Riyâd, en Arabie centrale.

Le rejet officiel du polythéisme intervient au début des années 380. Dès lors, pendant 150 ans, toutes les inscriptions sont monothéistes ou juives. Vers le début du VIe siècle, il semblerait qu’Aksùm (royaume chrétien de l’Ethiopie antique) vassalise les souverains himyarites.

Un sursaut politique amène sur le trône un prince juif nommé Joseph, dont les premiers actes sont le massacre des Aksûmites en garnison à Zafàr (la capitale du royaume), la destruction des églises de Zafàr et de Makhàwàn (aujourd’hui al-Makhà ou Moca) et l’élimination des populations chrétiennes liées à Aksùm et à Byzance, notamment dans les régions côtières et dans l’oasis de Najràn (522-523).

Cette persécution sert de prétexte à une expédition aksùmite qui élimine le pouvoir juif et le remplace par des souverains chrétiens, d’origine himyarite tout d’abord, aksùmite ensuite. Himyar demeure sous tutelle directe ou indirecte d’Aksùm pendant une cinquantaine d’années, jusqu’à la conquête du Yémen par les Perses sassanides c. 570-575.

La tradition manuscrite externe est unanime sur le fait que le judaïsme est la religion dominante dans le royaume de Himyar, au moins vers l’époque du roi Joseph.

II s’agit tout d’abord de textes composés à une date proche des événements. Certains sont des chroniques historiques à visées générales, comme celles de Procope et de Malalas rédigées en grec, et celle de Jean de Nikiou dont ne subsiste qu’une traduction abrégée en éthiopien10. Les autres ont une finalité plus religieuse, comme l’ Histoire de l’Église de Philostorge, ou les textes hagiographiques rédigés en éthiopien, en syriaque et en grec.

Les ouvrages arabes islamiques transmettant des traditions anciennes ne sont pas moins unanimes. Parmi les très nombreux auteurs, je ne citerai que Ya’qùbï (mort en 897 ap. n. è.), qui indique dans une brève synthèse sur les religions de l’Arabie :

« Quant à ceux qui devinrent juifs, il s’agit du Yémen en entier. »

Pour le reste de l’Arabie, on dispose de données abondantes, transmises par les sources arabo-islamique, illustrant la vigueur du judaïsme dans plusieurs grandes oasis du Hijàz septentrional à l’époque de Muhammad, comme je l’ai déjà indiqué.

Enfin, quelques documents suggèrent que des communautés juives étaient présentes en Arabie orientale. Le plus significatif est le recueil des actes et décrets des synodes nestoriens. On lit par exemple dans le Canon XVII du synode qui réunit, en 676 (plus de 40 ans après la conquête islamique), les évêques de la rive arabique du golfe Arabo-persique, le « Pays des Qatrâyé » :

« Nous avons appris que, dans ce pays, des chrétiens, après avoir reçu les saints mystères, s’empressent, en sortant de l’église aux jours de messe, d’aller aux tavernes des Juifs boire du vin. Ils avilissent, dans leur insanité, le saint Sacrement qu’ils ont reçu, par leur mélange avec les juifs qui ont renié la grâce. »

Seules les sources juives détonnent dans cet ensemble. De manière étonnante, elles sont totalement muettes sur l’existence d’importantes communautés juives en Arabie.

Les inscriptions de Palestine et des régions voisines

Nous en venons maintenant aux inscriptions découvertes au Proche- Orient, qui prouvent la vigueur du judaïsme arabique, dans sa composante himyarite.

Beth Shecarîm : le caveau des Homérites
Pour commencer, nous allons réexaminer le caveau des Homérites (nom grec des Himyarites) dans la nécropole de Beth Shecarïm, en Israël. On sait que cette bourgade de Basse Galilée connut son apogée entre la fin du IIe siècle et le milieu du IVe (date de sa destruction, soit au moment d’une révolte en 352, soit du fait d’un tremblement de terre dix ans plus tard).

Pendant cette période d’un siècle et demi, Beth Shecarîm fut le lieu de sépulture le plus recherché par les juifs de Palestine et de la diaspora, notamment ceux de Palmyre, Antioche, Byblos, Beyrouth, Sidon et Tyr, comme le signalent 250 inscriptions, principalement en grec (218) mais aussi en hébreu, en araméen et en palmyrénien.

La tombe n° 7 qui compte sept caveaux (fig. 1 et 2) est particulièrement intéressante. Sur l’arc du dernier caveau de gauche, une courte inscription grecque, peinte en rouge, se lit Homêritôn, « (propriété) des Homérites ». Cette inscription, bien lisible au moment de la fouille, est aujourd’hui à moitié effacée (fig. 3).

Il est notable que des Himyarites aient disposé d’un caveau à Beth Shecarïm, mais aussi que ce caveau (qui compte seulement quatre loculï) ait été de dimensions si modestes. Selon toute vraisemblance, quelques juifs pieux de Himyar se sont fait ensevelir dans la nécropole de cette ville, pour reposer en terre d’Israël. Mais on ne saurait exclure une seconde éventualité, l’existence d’une petite communauté de juifs himyarites établis à Beth She’arïm pour suivre un enseignement religieux. Dans les deux cas, l’inscription prouve indirectement l’existence d’une communauté juive dans le royaume himyarite au me siècle ou au début du IVe.

La description du tombeau de Beth She’arïm que je viens de donner se fonde sur les notes prises au cours d’une visite du site effectuée en juillet 200313. En effet, les fouilles, qui remontent aux années 1930 et 1940, ne sont pas encore publiées.

FIG.1 La tombe dans laquelle se trouve le caveau des Himyarites (nécropole de Beth She’arîm, Galilée, Israël). Ce caveau se devine au fond à gauche.
FIG.2 La tombe dans laquelle se trouve le caveau des Himyarites (nécropole de Beth She’arîm, Galilée, Israël). Croquis inédit de la tombe (remis obligeamment par Ronny Reich). Le caveau des Himyarites se trouve en bas, à gauche (III, 3)

Su’ar : l’épitaphe de Yoseh
Si le tombeau himyarite de Beth She’arîm paraît modeste, deux inscriptions toutes nouvelles illustrent de manière éclatante la vigueur du judaïsme himyarite. Elles ont été publiées en hébreu, par Joseph Naveh, en 1999 et en 2003.

La première, qui appartient à un collectionneur anglais, provient vraisemblablement de Sucar, un site byzantin important du rivage méridional de la mer Morte, aujourd’hui en Jordanie. C’est l’épitaphe d’un certain Yoseh fils d’Awfà (fig. 4 et Appendice I, document n° 8),

« qui trépassa dans la ville de Tafar dans le Pays des Himyarites, partit pour le Pays d’Israël et fut enterré le jour de la veille du Sabbat, le 29e jour du mois de tammûz, la première année de la semaine (d’années), égale à l’an [400] de la destruction du Temple. Paix [shalôm], paix sur toi dans ta demeure souterraine ».

La date de 400 après la destruction du Temple, dont la lecture n’est pas complètement sûre, correspond à 470-471 ap. n. è.

Le défunt mentionné sur cette stèle, Yoseh fils d’Awfà, est incontestablement juif, comme le prouvent son nom, le fait qu’il veuille se faire enterrer en terre d’Israël, les modes de datation, la référence au sabbat et l’exclamation rituelle shalôm.

Mais si Yoseh est un nom attesté dans le judaïsme, ce n’est pas le cas du patronyme Awfà, qui est typiquement arabe. Le père de Yoseh est donc originaire d’une région de langue arabe, à rechercher au Proche-Orient ou en Arabie déserte, mais non d’une contrée de langue sudarabique, comme le cœur du royaume de Himyar, où la langue de référence est le sabéen14.

Yoseh fils d’Awfà serait donc un juif d’origine arabe, dont les ossements, après sa mort au Yémen à Tafàr (graphie araméenne de Zafàr), ont été transportés en terre d’Israël. La raison de son séjour à Zafàr est inconnue.

FIG.3 L’inscription grecque indiquant que le caveau est la « (propriété) des Himyarites » (nécropole de Beth Shecarîm, Galilée, Israël). Elle se lit Omèritôn. Cette photographie, prise en juillet 2003, montre que les inscriptions peintes se dégradent rapidement depuis l’ouverture du tombeau.
FIG.4 L’épitaphe de Yoseh fil d’Awfà (d’après Joseph Naveh).

L’épitaphe de Leah
La seconde inscription, elle aussi la propriété d’un collectionneur, a également été publiée par Joseph Naveh. Il s’agit à nouveau d’une épitaphe, gravée sur une dalle d’albâtre, qui ne ressemble à nulle autre, de sorte que son origine est totalement inconnue.

Elle est rédigée en araméen et en sabéen (fig. 5 et Appendice I, document n° 9). L’emploi de l’araméen et les maladresses du sabéen (Ywdh pour Yhwdh ; w écrit sur la ligne à la fin de la 1. 1) suggèrent une origine proche-orientale, sans qu’on puisse exclure le Yémen.

Araméen : « Ceci est la sépulture de Leah, fille de Juda. Puisse son âme (reposer) pour la vie éternelle et elle reposera et se tiendra (prête) pour la résurrection à la fin des jours. Amen et Amen. Shalôm ».

Sabéen : « Sépulture de Leah, fille de Yawdah. Que Rahmânàn lui accorde le repos. Amen, shalôm ».

La défunte, Leah fille de Juda, est incontestablement juive. Son nom et les exclamations rituelles « amen » et « shalôm » le soulignent. Mais les deux versions ne le confirment pas de la même manière. Autant l’araméen est explicite, avec une prière inspirée du Livre de Daniel, autant le sabéen est vague, avec un vœu plutôt anodin. Noter que Dieu n’est pas cité en araméen, mais qu’il est appelé Rahmânàn en sabéen, nom qui était déjà attesté pour le Dieu des juifs himyarites.

Même enterrée en Palestine ou à proximité, Leah fille de Juda a tenu à rappeler son origine par un petit texte en sabéen, exécuté avec soin. Les deux épitaphes illustrent le souhait des juifs d’Arabie de reposer en terre d’Israël après leur mort. On le supposait déjà grâce au caveau de Beth She’arïm.

L’inscription de Leah apporte également un éclairage intéressant sur les habitudes stylistiques des inscriptions himyarites juives. Si l’araméen fait référence à la vie future, mais sans mentionner le nom de Dieu, le sabéen nomme Dieu (sous son appellation de Rahmânàn, le « Clément »), mais reste vague dans la prière qui Lui est adressée. Ce sont deux traits qui se retouveront.

FIG.5 L’épitaphe de Leah fille de Juda (dessin de Maria Gorea)

Le judaïsme en Arabie d’après les sources internes

Arabie du Nord-Ouest

Parmi les nombreuses inscriptions découvertes en Arabie du Nord-Ouest, bien peu paraissent avoir un auteur juif. Pourtant, si l’on en croit les sources manuscrites arabo-musulmanes, le judaïsme était bien implanté et solidement organisé dans le nord du Hijàz c. 600 ap. n. è..

Les inscriptions rédigées par des juifs se répartissent en deux catégories :

  • – d’une part les petits textes rupestres, hâtivement gravés en certains lieux par des pèlerins ou des voyageurs, qui souhaitent laisser une trace de leur passage ;
  • – d’autre part les épitaphes inscrites sur une stèle ou sur un rocher à proximité d’un tombeau.

Dans la première catégorie, on relève huit graffites rédigés en hébreu. On leur ajoutera une signature en nabatéen sur un cadran solaire, ainsi que deux graffites lihyânites et quatre nabatéens, dont les auteurs paraissent porter un nom juif.

Les épitaphes sont au nombre de six, toutes en langue et en écriture nabatéennes :

  • – une datant de l’été de la troisième année de Maliku, roi de Nabatène (42-43 ap. n. è.) dont l’auteur, un certain Shubaytu, se déclare juif ou judéen (Yhwdy’) ;
  • – deux autres (datées de 306-307 et de l’été 356 ap. n. è.), dont les auteurs portent des noms juifs, tels que Siméon ou Samuel ;
  • – trois comportant des formules ou des titres qui ont été considérés comme juifs.
    La plus tardive de ces inscriptions est celle de 356 ap. notre ère.

En dehors des graffites hébraïques et de l’épitaphe du juif (ou judéen) Shubaytu, on conviendra que les indices de judaïsme sont ténus. Sur des documents tels que des épitaphes, il est étonnant de ne lire aucune indication explicite d’affiliation religieuse, aucune prière pour le repos de l’âme ou la vie future, aucune exclamation liturgique explicitement juive, aucun symbole, aucune mention d’Israël.

Ce petit corpus, qui provient surtout de Madâ’in Sàlih et al- cUlà, invite à supposer que, vers les Ier-IVe siècles ap. notre ère, il existait probablement de petites communautés juives dans les grandes oasis du Nord du Hijâz, mais que ces communautés restaient très discrètes sur leurs préférences religieuses. Cette prudence est sans doute l’indice d’une situation politique mal contrôlée et d’une certaine vulnérabilité.

Aucun texte épigraphique ne date de la période où le judaïsme était une puissance politique en Arabie du Nord-Ouest, vers la fin du VIe siècle et le début du VIIe.

L’Arabie méridionale

Pour l’Arabie méridionale, la moisson est notablement plus riche. Treize documents sont juifs avec un très haut degré de probabilité. Onze sont rédigés en langue et en écriture sabéennes:

  • – trois invoquent le « peuple d’Israël », expression sur laquelle je vais revenir (Appendice I, documents nos 1 et 2, fig. 13 et 11-12)18 ;
  • – un autre commence par la prière : « Que bénissent et soient bénis le nom de Rahmanân qui est au ciel, Israël et leur dieu, le Seigneur des Juifs, qui a aidé son serviteur » (Appendice I, document n° 3)19 ;
  • – le quatrième est un décret instituant un cimetière réservé aux juifs (Appendice I, document n° 4)20 ;
  • – trois ont pour auteur un général du roi Joseph (en sabéen Ys1/ [ou Ywsïf\ V V Yfr), roi qui porte un nom très probablement juif21 ; ces inscriptions évoquent des mesures anti-chrétiennes, la plus explicite étant la destruction d’églises ; l’une d’entre elles appelle Dieu « lhn (pluriel déterminé de 7/z, « dieu »), calque de l’hébreu elohim ; une autre se termine avec une invocation au « Seigneur des juifs » ;
  • – une se termine par l’exclamation « Seigneur des juifs »22 ;
  • – un fragment d’inscription inédit a pour auteur un personnage dont le nom, Yshq, est certainement juif (fig. 6, Appendice I, document n° 5) ;
  • – un sceau inédit avec deux noms comporte une ménorah (fig. 7, Appendice I, document n° 10).

Deux autres documents sont en hébreu ou en judéo-araméen :

  1. – l’inscription hébraïque de Bayt Hâdir, reproduisant une partie de la liste des 24 classes sacerdotales donnée par le livre des Chroniques (I Ch 24, 7-18) (fig. 8 et 9, Appendice I, document n° 6);
  2. – un sceau représentant une sorte de tabernacle sur pieds dans une niche (sans doute l’arche dans laquelle sont déposés les rouleaux de la Torah), avec l’inscription judéo-araméenne Isaac fils de Hanïnah (Yshq br Hnynh) (fig. 10 et Appendice I, document n° 7). Il a été récemment découvert par Paul Yule à Zafâr ;

A ces treize textes juifs, il faut en ajouter neuf autres, vraisemblablement juifs qui comportent les exclamations liturgiques shalôm et amen).

Pour être complet, il convient de rappeler que l’épitaphe de Leah, rédigée en sabéen et en araméen, pourrait provenir du Yémen, comme nous l’avons dit. Un seul de ces documents est identifié comme juif à cause de l’onomastique : de fait, les noms de personnes, sauf exception, restent himyarites. Quant aux nombreux termes empruntés à l’araméen, ils ne constituent pas un critère décisif, puisque les inscriptions chrétiennes en comptent tout autant.

Le « peuple d’Israël » du royaume de Himyar

L’expression le « peuple d’Israël » a été relevée dans plusieurs inscriptions.

Inscription inédite provenant Zafār (capitale du royaume antique de Himyar au Yémen). Elle a pour auteur un certain Itsraq, dont le nom indique l’adhésion au judaïsme.
Sceau inédit provenant d’une collection privée. La menorah (chandelier à sept branches)
L’inscription hébraïque DJE 23, de Bayt Hàdir (à quelque 15 km à l’est de SancâJ)
L’inscription hébraïque DJE 23, de Bayt Hādir (à quelque 15 km à l’est de Sanʿāʾ)

Un personnage inconnu par ailleurs, qui ne donne ni patronyme, ni nom de lignage, commémore la construction d’un palais dans la capitale de Himyar. Il s’agit sans aucun doute d’un juif, comme l’indiquent son nom (Yahûda), l’invocation d’Israël et un petit texte en hébreu gravé dans le monogramme central. La question qui reste en suspend est de savoir si Yahûda’ est d’ascendance himyarite ou non, en d’autres termes s’il est un himyarite converti ou un juif de la diaspora.

D’autre part il reste à comprendre si le  « peuple d’Israël », était le peuple de Dieu ou le peuple qui étudie la Torah. Il semble que cette question est à l’ordre du jour dans le combat qui oppose les juifs et les musulmans à propos de la Terre d’Israël.

Les musulmans affirment que les juifs d’aujourd’hui ne sont pas les descendants des Hébreux, donc ils ne sont pas le peuple de Dieu. Les Hébreux, selon eux, ont été convertis à l’Islam et ils sont ceux à qui la Terre a été promise.

Les juifs affirment que la Terre d’Israël a été donnée aux descendants des Hébreux qui ont reçu la Torah au Mont Sinaï et ceux qui gardent la Torah, jusqu’à nos jours, sont les héritiers de la promesse.

La vraie question à se poser c’est : qu’est-ce qui fait qu’un juif est un Hébreu ?

Un Hébreu est celui qui a reçu la Torah au Mont Sinaï, et un juif est celui qui étudie la Torah. Partant de là, il est très simple de comprendre ce que peuple d’israël veut exactement dire.

Il ne viendrait pas à l’idée d’un juif de revendiquer le royaume de Rouen ou celui de Narbonne, ou celui d’Himyar ou même les fabuleux royaumes juifs du Maghreb.

Mais il est impératif depuis plus de deux mille ans, pour un juif, de dire chaque jour dans sa prière : « L’an prochain à Jerusalem ».

Tout ça, parce que la Torah n’est pas un religion.


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